Caroline Challan Belval
L’art selon la vie
Patrice Giuge est né à Vence en 1954. Caroline Challan Belval est née à Cognac en 1977. Ils se rencontrent en 1998. Ils partageront une vie de recherches et de passion pour l’art, jusqu’à la disparition de Patrice, survenue prématurément en novembre 2011. Dans l’atelier de la rue Clément Roassal, à Nice, les toiles, les dessins et les croquis sont mêlés au point qu’il est difficile, pour un œil non averti, de les attribuer à l’un ou à l’autre. Et pourtant chacun possède son style, qu’on apprend à discerner en regardant de plus près leur travail respectif. Au-delà des différences, de la manière propre à chacun, s’affirme, au travers de la peinture figurative, une sensibilité commune pour une certaine lumière, la recherche de l’architecture cachée, de la ligne qui sous-tend la forme, d’une densité singulière de la matière … Tous deux maîtrisent les techniques classiques, sans verser dans l’académisme. S’ils nourrissent un même goût du réel, ils savent qu’ils nous donnent à voir un jeu d’apparences souvent trompeuses, dont l’artiste doit se défier pour nous révéler des beautés plus profondes.
Au fil des années, l’expérience de Patrice Giuge, partagée avec Caroline, et une vision commune de l’art et de la peinture, ont enrichi une collaboration de plus en plus fructueuse.
Patrice Giuge est peintre, mais aussi écrivain (littérature, poésie, théâtre). Il développe également des recherches sur la morphologie et l’art monumental. Dans son œuvre peinte, il aborde, entre autres, Les Ethiopiques, Je jette mon corps sans la lutte, en référence à Pasolini, Lauriers, Les oiseaux ecclésiastes … En 2005, dans Les Nuits Primitives, il réfute une conception purement apollinienne du monde. A la divinité solaire et rayonnante d’Apollon, Dieu de la beauté et de l’harmonie, il oppose Dionysos, Dieu de l’irrationnel, de l’ivresse et du désir. L’œuvre met puissamment en scène cette dualité existentielle. L’homme y est affronté à l’animal, ou à lui-même. Patrice nous livre les péripéties de ce corps à corps sans merci, qui prend parfois des airs de danse amoureuse, étrangement troublante.
Le chant du monde
Caroline, elle aussi, refuse les facilités du néo-classicisme. Elle part toujours du motif, du visible, mais ne se contente pas d’en tirer une image plaisante : un beau paysage, un portrait impeccable, une nature morte plus vraie que nature. Pour elle, le visible est mystère. Ce que l’on voit n’est pas stable, ce n’est qu’un moment, le résultat d’une histoire et l’annonce d’un avenir dont les contours sont encore incertains. Le monde est en perpétuelle métamorphose. Qui peut prétendre en détenir la vérité ? Certainement pas l’homme et encore moins, l’artiste, si, refusant d’être démiurge, il se rend à l’évidence de sa limite. À l’instar de Walter Benjamin, cet adversaire résolu des synthèses globalisantes, Caroline se définit comme « un flâneur inquiet dans la ville ». Elle se propose, dit-elle, d’interroger « la peau » des êtres et des choses, car, « par la surface, l’épiderme, on comprend ce qu’il y a de caché » (entretien avec Morgan Labar et Fabien Lacouture, 2010).
De ces « flâneries », elle rapporte des croquis , des dessins, ou bien des objets/souvenirs qui deviendront des études ou des lithographies. Ce souci de questionner le réel conduit Caroline à privilégier ce qui est en gestation, le processus plutôt que le produit fini : les marges, le chantier, l’usine. Le monument triomphant, la statue éclatante de certitude, le « beau » paysage ne l’intéressent guère. Elle plonge vers le tellurique, le souterrain, ces lieux obscurs où se terrent des vérités, qui toujours se refusent à la pleine lumière. Son exploration utilise tous les moyens dont elle dispose : dessin, gravure, peinture, sculpture, mais aussi photo ou vidéo. Chaque medium a son mot à dire sur les êtres et les choses. Il en éclaire des aspects particuliers, les fait voir différemment. La culture de Caroline, son immense habileté technique font le reste. Ils lui dictent des pistes, des rapprochements, conscients ou inconscients, des correspondances, des représentations. Tour à tour, elle convoque les mythologies antiques, Ovide et ses « Métamorphoses », Lucrèce et son « De Natura Rerum », la légende de Saint Georges, Nietzsche et sa pensée critique…
De 2001 à 2007, elle visite ainsi le Musée des Monuments français à la Cité de l’architecture (Ars Architectonica), dont elle décrit la métamorphose, depuis l’état d’abandon initial jusqu’aux travaux de reconstruction. Elle rend compte de la même manière du Chantier de la Gare de Tolbiac à Paris (2000), de la Fonderie d’Outreau, du Métro de New York (2002) et du Chelsea Meat Factory, toujours à New York. En 2010, elle réalise un immense dessin au fusain de 52 mètres au MAMAC de Nice, évoquant la légende de Saint Georges terrassant le dragon. Tout autour, elle dispose sur des lutrins « des croquis, d’autres souvenirs, d’autres instants de notre monde contemporain ». La réalité n’est plus représentée par une belle image plaisante à voir, mais saisie, traquée au travers d’une multiplicité de dessins, croquis, peintures, photos, vidéos. Elle y apparaît diverse, foisonnante, plurielle. L’œuvre de Caroline est ainsi un immense puzzle où s’imbriquent des fragments de mondes. Elle y intègre aussi des éléments tirés de sa vie personnelle. Comme elle « croque » le métro de New York, des chantiers ou des usines, elle fait le portrait de tous ses proches, amis, parents, relations, qu’elle mêle à ses instantanés du monde. De ce singulier panorama, l’exposition du CIAC de Carros en 2011, donnait une vision impressionnante, orchestrant dix ans de création, avec en contrepoint une salle tactile dédiée aux non-voyants.
Par son principe même, l’enquête que poursuit Caroline ne saurait avoir de fin. Pour reprendre le titre de l’exposition de Carros : « On n’aura jamais fini d’épuiser les apparences ». Dès lors, le geste du peintre est modeste. Il tâtonne, il cherche, sans jamais trouver de réponses définitives. Tout au plus peut-il éprouver en chemin, des joies à mesure humaine, procurées par le bonheur de peindre et la richesse des rencontres. De la Fonderie d’Outreau, Caroline dit ainsi : « Là, j’ai cru voir le monde souterrain d’Hephaïstos, où des ouvriers, malgré la dureté de leur métier, m’apprenaient le sens vrai de l’enthousiasme et de la fraternité ». Dieu du feu, des forges et des volcans, Héphaïstos (le Vulcain des Romains) était un inventeur divin, créateur d’objets magiques.
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