Bruno Mendonça
L’alchimie des livres
Les livres sont le cœur et le moteur de l’œuvre de Bruno Mendonça. Il leur voue une passion ancienne qui remonte sans doute à l’époque où, encore enfant, il aimait aller farfouiller dans la bibliothèque de ses grands parents niçois, chez qui il venait passer ses vacances. Il y avait là toutes sortes de livres, des romans, des dictionnaires, des encyclopédies, aux reliures précieuses et aux belles gravures. De quoi émerveiller un enfant curieux et sensible. De quoi l’effrayer aussi car la masse de ces livres, la somme des textes qui s’y trouve consignée, peut donner le vertige. Mais aussi faire rêver, d’évasion, de voyages, de frontières qui toujours reculent, d’horizons qui toujours s’élargissent. Dès l’enfance, le petit Bruno est ainsi frappé de boulimie, d’une irrépressible envie de savoir, de créer, de faire. Plus il grandit, plus il est porté par une inextinguible soif de se dépasser sans cesse, de surmonter ses limites. C’est un performer né, un champion des missions impossibles, un amoureux des chemins de traverse où nul n’a encore oser s’aventurer. À six ans, il sait déjà souder et monte un poste de radio. À 7 ans, il s’initie au judo et aux échecs. Plus tard, il apprend l’électronique, la photo, l’informatique, la mécanique…, pratique le théâtre, mais aussi plusieurs sports : hockey sur gazon, natation, ski… Il s’intéresse à toutes les religions, les cultures, les langues, voyagera dans 40 pays… Accessoirement, il a fait des études traditionnelles qui, en 1973, l’ont conduit à l’École Nationale des Sciences Politiques. Il y va en djellabah, ce qui bouscule quelque peu les usages de la vénérable maison. Bruno n’en a cure, il veut être diplomate et le monde est son jardin de prédilection, où il aime projeter ses rêves et bâtir des projets à dimension planétaire. Déjà, il écrit. Il est poète, scripteur, graphologue… Les signes le fascinent, les textes l’exaltent. Ses amis de l’OULIPO sont là pour confirmer ce qu’il sait déjà : que les mots sont à plusieurs sens, que les signes sont riches de promesses, capables, si on les organise comme il faut, d’enfanter de nouvelles pensées, de générer de nouvelles images, d’ouvrir à l’imagination des contrées vierges où elle pourra moissonner des beautés inédites. Tant pis si la raison n’y retrouve pas ses petits, l’esprit y gagne en ampleur, en profondeur, en générosité.
Aux sceptiques qui doutent, qui demandent ce que tout cela veut dire, la réponse est dans Rimbaud, le poète qui inventa les couleurs des voyelles et sut réenchanter les mots : « Ce que ça veut dire, littéralement et dans tous les sens ! »
Profession : écriteur
Installé à Nice depuis 1961, Bruno devient naturellement artiste, comme si cela était écrit d’avance.
Dès le début des années 70, il donne libre cours à un talent protéiforme qui prolifère dans tous les domaines.
Il grave, dessine, peint, écrit, fabrique des livres-objets qu’il conçoit, réalise, illustre, relie… En 1981, il fonde sa propre maison d’édition, Utopia, et, en 2011, il avait créé plus de 150 livres d’artiste, chacun édité de un à 20 exemplaires. Il y fait se croiser les langages et les signes : mandalas, braille, morse, graphies de toutes sortes. Il y met en scène les cultures du monde, les sciences, les religions. Et quand les mots à sa disposition lui semblent trop limités, il en invente. Il va ainsi donner naissance à 60 alphabets, dont le plus important est riche de quelques 200 signes !
Le livre, support de la connaissance, devient un objet plastique, dont Bruno exploite toutes les possibilités.
Il en travaille les formes et les couleurs. Il s’en sert comme matériau pour réaliser des installations.
Il construit, par exemple, un igloo de dictionnaires de 4 mètres sur 2 au moyen de briques-livres, érige des bibliothèques éphèmères et des bibliothèques obliques. À Santa Barbara (Californie), il remplit de livres des failles à ciel ouvert au moyen de pelleteuses.
En Chine, il entoure de 400 tables de ping-pong, une bibliothèque en pâte à papier comestible par les fourmis qui la grignotent patiemment. Cet inquiétant festin est filmé par une caméra et projeté sur l’écran géant constitué par les tables de ping-pong. Le texte, l’écrit devient aussi un élément plastique. Il l’intègre à ses dessins qui se couvrent de mots ou de phrases recopiés de multiples fois, sans que l’œil nu parvienne à les déchiffrer. Bruno est aussi un performer hors pair, un marathonien du happening qui en 30 ans, a signé plus de 30 performances en Europe, battant au passage un record avec une performance qui a duré 76 heures ! Champion d’échecs, Bruno est capable d’affronter simultanément 40 joueurs ! En plus de ses performances, il donne des cours d’arts plastiques, anime des festivals, intervient en milieu hospitalier auprès des aveugles, des personnes âgées, des autistes, avec qui il tente des pratiques inédites, comme l’échécothérapie,
dont les résultats surprennent… Pour qualifier son travail sur la langue, Bruno a inventé un mot : écriteur.
« Dans écriteur, dit-il, il y a tueur, mais c’est voilé… Cette mise à mort en tauromachie, pour moi c’est une mise à bas d’une langue inerte et c’est m’insuffler au centre des molécules pour faire imploser la langue, pour la réinjecter dans une autre dimension, dans l’imaginaire. »
À 58 ans (il est né à Saint-Omer en 1953), notre écriteur continue de vivre à cent à l’heure, déclare avoir dix idées à la minute et manquer de temps pour les réaliser.
Depuis son atelier des Entrepôts Spada à Nice, il dirige sa fabuleuse entreprise de recréation du monde et des langues. Tel un humaniste de la Renaissance ou un alchimiste médiéval, il y campe dans un amoncellement de dessins, gravures, grimoires… De son armoire au style bretonisant, il exhume des livres aux décors étranges et fascinants, des textes encore, des planches
de signes qui font songer à des hiéroglyphes, des runes, des dessins kabbalistiques. En le voyant, ainsi, hyperactif, passionné, emporté à la vitesse stratosphérique d’une imagination toujours en alerte, on ne peut s’empêcher de penser qu’un jour, un hominien du 5e millénaire ou un mutant quelconque, débarqué d’une lointaine planète, découvrira, dans les ruines de nos civilisations disparues, un parchemin de Bruno Mendonça, posera sur lui un regard intrigué et le confiera à un
savant linguiste, sorte de Champollion des temps futurs, qui, n’en doutons pas, finira bien par en déchiffrer le sens.
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