Cédric Teisseire
Au cœur de La Station
Que faire quand on sort d’une prestigieuse École d’Art (la Villa Arson à Nice) et qu’on veut être
artiste ? Rester à Nice ou partir ? La question, en ce milieu des années 90, est cruciale, pas évidente à résoudre. Partir : c’est le saut dans l’inconnu. Rester : ce n’est pas loin d’être le plongeon dans le vide. Après avoir connu une période florissante, dans les années 80, l’art, sur la Côte d’Azur, est en crise. Beaucoup de galeries ont fermé, l’effervescence est retombée et l’ambiance est morose. Cédric Teisseire, Pascal Broccholichi et Florence Forterre décident pourtant de rester. Mais, pour être plus forts, ils vont s’unir. Ils forment non pas une école, mais un groupe. La nuance est d’importance. Une école, cela suppose une démarche artistique commune ; un groupe, cela respecte l’originalité de chacun des artistes qui en fait partie. Il ne reste plus qu’à trouver un lieu. Pas facile. Ils finissent par persuader le CHU de Nice de mettre à leur disposition une station à essence désaffectée du boulevard Gambetta à Nice. On est en 1996. Le groupe a désormais un local. Et comme il lui faut un nom et qu’il loge dans une station à essence, ce sera La Station. Elle prend la forme d’une Association 1901. Son objet est éclectique : mettre des ateliers à la disposition des artistes membres, qui exposent ensemble ou non, accueillir des expositions temporaires, inviter d’autres artistes et monter des animations (soirées, débats, projections, concerts). La Station ne tarde pas à devenir l’un des
épicentres de la nouvelle scène artistique niçoise. Son succès dépasse les limites de la région. Elle est invitée à l’étranger, où elle présente des expositions de groupe. Ce qui ne l’empêche pas de connaître des difficultés. Elle doit ainsi déménager rue Molière, dans un autre immeuble — la Fondation Dabray — appartenant au CHU. En 2008, elle est à nouveau menacée : le CHU veut récupérer son local. Où aller ? Cédric Teisseire, qui, au fil des ans, s’est affirmé comme la cheville ouvrière de La Station, se démène pour régler le problème. Il trouve un appui de taille auprès
du maire de Nice, Christian Estrosi. La Station peut s’installer dans les anciens Abattoirs de Nice, route de Turin, que le maire veut conserver pour en faire un centre artistique et culturel de grande ampleur. Après des travaux d’aménagement, elle investit son nouvel espace en 2009. Des membres fondateurs, seul demeure Cédric Teisseire. Il en est aujourd’hui directeur. La Station compte un nombre d’artistes variable (ils étaient 12 au début de l’année 2011), qui ont leur atelier sur place. Certains autres artistes en restent membres tout en ayant quitté Nice. À l’instar d’Émilie Perotto, qui en était la Présidente en 2011, alors qu’elle était désormais installée à Marseille. Tremplin pour de nombreux jeunes artistes, La Station est aussi devenue un lieu d’échange où se tissent des synergies productives entre artistes venus de bord et de pays différents. Elle contribue à faire rayonner la scène artistique azuréenne au niveau international, notamment européen.
Réinterpréter la peinture
Cédric Teisseire demeure l’âme de La Station. Il en incarne la continuité (il est là depuis l’origine), mais aussi l’esprit. C’est un administrateur, animateur, ambassadeur qui doit faire des miracles avec un budget minimaliste (environ 40 000 euros annuel en 2011). La recette ? Beaucoup d’enthousiasme, une volonté de fer et une passion constante. Cédric n’en manque pas. Sous ses airs de grand garçon tranquille, il cache une force et une conviction toujours intactes, qui lui permettent de surcroît, de poursuivre une remarquable carrière personnelle, en tant qu’artiste. Sa préoccu-pation de toujours : la peinture. Elle l’habite depuis ses débuts en 1993. Avec une nuance : quand il dit peinture, il ne pense pas néo-classique, baroque, modernisme ou post-modernisme, figuration ou néo-figuration, il pense abstrait et aussi, remise en question. Car Cédric n’est pas un peintre comme on l’entend classiquement. Ce qui l’intéresse, dans la peinture, c’est de la réinterpréter, de s’interroger sur ce qui fonde son identité et la fait fonctionner. Il délaisse donc l’outillage classique du peintre : le pinceau, la toile, les tubes de peinture à l’huile ou acrylique, pour le remplacer par une panoplie inédite : la seringue, la peinture industrielle (laque glycérophtalique) et de nouveaux supports (comme le dibond). Sa démarche repose sur les propriétés physiques du matériau : son poids, sa fluidité, sa densité, sa brillance, et, bien sûr, sa couleur. Il procède par coulées, qu’il réalise au moyen d’une seringue remplie de peinture, à l’aide de ses mains ou encore en orientant le support de différentes façons, soit verticalement, soit horizontalement, soit en le retournant de façon à ce que la peinture, sous l’effet de son poids, tombe en formant une pluie de gouttes. En arrêtant ou en orientant les coulées, il peut former des lignes verticales simples, des plis, des grumeaux, des bubons, des taches, des éclaboussures. Son travail combine la maîtrise et l’aléatoire. Les coulées de peinture ne sont pas livrées au seul hasard de la pesanteur, mais orientées par le geste de l’artiste. Le résultat, ce sont des « incidents maîtrisés », pour reprendre le titre d’une exposition proposée par Cédric à l’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sartoux. Cédric utilise aussi le principe de la coulée en partant de photos, dont il étire les pixels pour former des bandes de couleurs. Sa technique s’adapte très bien au travail in situ. Il peut alors utiliser les murs ou les baies vitrées d’un lieu donné pour y pratiquer des coulées de peinture qui jouent avec les formes et les volumes. Cédric Teisseire redéfinit ainsi le langage de la peinture à partir de ses propriétés physiques, donnant naissance à une véritable poétique de la matière. Car les figures qu’il produit, les galaxies qu’il agence, rappellent des formes naturelles. Devant certains tableaux, on pense à une peau avec ses pores, ses rides, ses frissons. Ou bien ce sont des vagues qui surgissent, de l’eau qui ondule, de la lave qui coule… L’abstraction nous regarde ainsi avec des airs familiers. Des correspondances se tissent, des rythmes s’établissent qui relient ces tableaux énigmatiques, aux mouvements secrets de notre inconscient.
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