Alice Guittard
l’aventure du récit
Sérendipité. C’est le mot –d’aucuns diront le concept- qu’Alice Guittard utilise pour parler de son travail. Il vient de l’anglais « serendipity », créé en 1754 par Horace Walpole, écrivain et homme politique anglais, pour désigner des « découvertes inattendues, faites par accidents et sagacité » et par « sagacité accidentelle » (Wikipédia). Les exemples abondent : l’Amérique fut découverte de la sorte, la lithographie, le four à micro-ondes, la pénicilline, le Post-it, la tarte Tatin etc. Par extension, appliquée à la vie, la sérendipité est une ouverture d’esprit, où la curiosité, la sagacité et la résilience (capacité de s’adapter à un environnement changeant) rejoignent ce que les anglais appellent « happenstance », la coïncidence, le hasard… qui, si l’on en croit le proverbe, « fait bien les choses ». Ce que le parcours d’Alice semble vérifier : n’est-il pas jalonné d’une suite de hasards heureux ? Née à Nice en 1986, elle entreprend, après le bac, une licence de géographie/archéologie à la Faculté de Nice Sophia-Antipolis. Très vite, elle se rend à l’évidence : les cartes éveillent en elle le goût du voyage et les minéraux l’intéressent plus pour « leur densité poétique » que pour leur valeur scientifique. Elle bifurque donc de la science vers l’art : elle entre à la Villa Thiole, l’Ecole Municipale d’Arts Plastiques de Nice, puis aux Beaux-Arts de Monaco, où elle reste un an, avant d’intégrer la Villa Arson, l’Ecole Nationale Supérieure d’Art de Nice. Grâce à « un amour condamné », elle découvre « Héros-Limite », une œuvre de Ghérasim Luca, un poète d’origine roumaine, qui écrit en français. Passionnée par son travail, elle imagine une « collaboration post-mortem » avec le poète qui s’est suicidé en 1995 car, assurait-il, « il n’y a(vait) plus de place pour les poètes dans ce monde ». Alice entreprend de réécrire l’un de ses recueils « Sept slogans ontophoniques », paru chez José Corti. Il s’agit de poèmes confectionnés au moyen d’allitérations et d’assonances. Alice en produit des dérivés à partir de synonymes. Son travail s’oriente ainsi vers le récit, la fabrication à la main de livres, la sculpture, l’installation, la performance. En 2013, à l’issue de ses études à la Villa Arson, elle présente une vidéo-performance, réalisée en 2012 lors d’un séjour en Islande, dans le cadre d’un échange d’étudiants. La vidéo reçoit le prix de la Ville de Nice/Fondation Bernar Venet. Ce succès a permis à Alice de nouer des contacts intéressants et « d’envisager une carrière artistique ».
L’imagination au pouvoir…
L’écriture, donc, le récit, mais lié à l’évasion, au voyage, à une déambulation dans l’espace et dans les textes (légendes, mythes, science , littérature, poésie), qui attise l’imagination, la stimule et procure des résultats souvent inattendus. Ainsi, des poèmes de Ghérasim Luca, Alice a tiré d’autres textes qu’elle a présentés en regard des textes originaux, dans un livre qu’elle a confectionné elle-même. Puis, elle a réalisé des dérivés de ses propres textes, et produit une deuxième version, puis une troisième… Elle est en train d’en écrire une 4ème… « L’idée, dit-elle, c’est de faire une série de livres infinie… A chaque fois, la forme change, et peu à peu, avec la forme, c’est le fond qui change… »
La vidéo primée par la Fondation Venet, est aussi le produit du hasard : « En voyant le lac de Reykjavik, dit Alice, j’ai eu l’idée de le traverser pour planter sur l’île un palmier de la Côte d’Azur car il n’y a qu’1% d’arbres en Islande. J’avais décidé de modifier de façon poétique l’éco-système islandais. » Equipée d’une salopette de pêcheur, elle entreprend la traversée du lac, un petit palmier à la main. « C’était très risqué car je ne connaissais pas la profondeur du lac. J’aurais pu mourir… », assure Alice, dont le nom rime avec malice, un trait de caractère qui, on l’aura compris, n’est pas sans rapport avec sa pratique artistique. Une fois sur l’île, elle ne plante pas le palmier car « j’ai pensé qu’il ne survivrait pas », mais elle échange la terre du pot contre de la terre islandaise, puis elle retourne sur la rive. Baptisée « Hola Vefur Loô, 1% d’arbres en Islande », la vidéo de la performance dure 10 minutes.
Parmi ses « références », Alice cite Jules Verne et Bruce Chatwin, tous deux spécialistes du récit d’aventure. En Islande, elle signe plusieurs performances. Elle « lèche une vitrine » réellement pendant trois heures. Elle entreprend un périple en stop de 1300 kilomètres munie d’un panneau où l’on peut lire : « Alveg Sama », traduction : « Peu importe », « Je m’en fous »… Elle explore le glacier Snoefellsjökull qui a inspiré Jules Verne pour le Voyage au Centre de la Terre. Elle visite la maison abandonnée de l’artiste Dieter Roth. Elle y découvre une édition rare d’une œuvre d’Elisha (Elias) Davidsson, intitulée « Guépardes Impuissantes ». Il s’agit d’une composition musicale « complètement absurde avec des consignes pour le décor et l’action des musiciens… » Cette expérience sera l’occasion d’un petit livre et donnera lieu à une installation en 2013 à la Villa Arson, inspirée par la partition trouvée chez Dieter Roth.
Reprenant un texte de René Daumal (Le Mont Analogue), Alice invente et écrit le récit d’une « Quête transalpine non euclidienne symboliquement authentique ». En compagnie d’un explorateur imaginaire Tom Bulbex, elle part à la recherche « d’un endroit qui n’existe pas, le Mont Nodal »… Il y est question d’un village des Alpes suisses allemandes où « les habitants coupent les cordes vocales des chiens pour éviter les avalanches… » La sœur d’Alice, qui est ingénieur, est mobilisée pour prouver, calculs à l’appui, que cet endroit pourrait bien exister…
Pour son diplôme de fin d’études, Alice s’est intéressée aux rapports de l’écrivain Bruce Chatwin et du cinéaste Werner Herzog. Dans un livre de Chatwin, paru en 1980, Le Vice-roi de Ouidah, Herzog découvre cette phrase : « Le petit Grégoire da Silva, âgé de six ans, pointa son doigt en direction d’une colonne de fourmis qui entrait dans un réfrigérateur débranché en disant : Le frigo existe. » Un déclic se produit : Herzog a l’idée d’un film. Ce sera Cobra Verde, sorti en 1987. Pour Alice, « l’histoire de cette inspiration est exemplaire ». C’est la « sérendipité » à l’œuvre. Une forme nouvelle surgie d’un « enchaînement d’événements combinés au jeu du hasard ». Chatwin et Herzog peuvent à leur tour devenir les inspirateurs d’Alice. On la devine volontaire, déterminée, prête pour de nouvelles aventures. Et de nouveaux récits.
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