Vivien Isnard
La chaleur de l’essentiel
Dans Regards sur le passé, Vassily Kandinsky raconte qu’entrant un soir dans son atelier, à Munich, il aperçoit un tableau dont les formes lui paraissent énigmatiques. C’est en fait l’une de ses œuvres, mais posée sur le côté, si bien que le sujet figuratif n’est plus identifiable au premier coup d’œil. Kandinsky venait d’avoir la révélation de la peinture abstraite. Sa conviction était faite : « Je savais à présent très exactement que l’objet était nuisible à mes tableaux. »
On pourrait imaginer que Vivien Isnard est venu à la peinture abstraite comme Kandinsky l’a découverte : par l’effet du hasard. Sauf que le hasard n’explique pas tout. Il se produit à un moment particulier de l’histoire en général et de l’histoire de l’art en particulier. Il mobilise de surcroît des données tenant au lieu et à l’histoire personnelle de l’individu qu’il implique. Ainsi, Vivien Isnard est né à Forges-les-Eaux (Seine-Maritime) le 4 septembre 1946, mais c’est à Saint-Martin-Vésubie près de Nice, puis à Puget-Théniers qu’il passe son enfance. Son père aime dessiner, ses grands-parents apprécient la musique, son grand-père est aussi chimiste. La peinture, la science, la musique, ce sont les trois directions qui s’offrent à Vivien. À 15 ans, il est pensionnaire au Lycée Masséna à Nice. C’est un « matheux », il se destine à des études scientifiques. Sauf qu’à Nice, au début des années 60, c’est l’art qui tient le haut du pavé. De la boutique de Ben (qui se trouve rue Tondutti de l’Escarène, tout près du Lycée Masséna) au Théâtre de l’Artistique, en passant par les rencontres entre artistes et critiques au bar « Le Félix Faure », on refait le monde artistique. Vivien est de la partie. Il est fasciné par ce qu’il voit et entend, au point qu’il s’inscrit aux Beaux-Arts de Nice. Première rencontre décisive, celle de Claude Viallat, l’un des fondateurs du groupe Supports-Surfaces, qui est son professeur. À son contact, Vivien change sa façon d’appréhender la peinture. Jusque-là, il peignait en amateur, de façon conventionnelle. Viallat l’incite « à simplifier, à se concentrer sur l’essentiel », mais aussi à s’interroger sur le tableau, le medium tradi-
tionnel de la peinture. Vivien découvre l’abstraction, Pollock, Mondrian, les minimalistes américains. C’est l’époque des avant-gardes, de la déconstruction. Mai 68 n’est pas loin. Mais Vivien le rate. Lorsque les « évènements » éclatent, il fait l’armée en Allemagne. Il les vit de loin, sans y participer vraiment. De retour à Nice, il s’inscrit aux Beaux-Arts d’Aix-en-Provence. Il renoue avec les milieux artistique niçois, revoit Louis Chacallis, qu’il avait fréquenté aux Beaux-Arts de Nice, fait la connaissance de Maccaferri, Miguel et Charvolen.
Ensemble, il fonde le Groupe 70. Feu sur la peinture de papa ! On dissèque le tableau, le décompose, réinvente la peinture. Vivien bouscule les codes, s’empare de la toile et du cadre, la lacère, le déborde, s’affirme comme un coloriste hors pair, puissant et délicat.
Pour faire rayonner les couleurs avec plus de force, il travaille la matière, n’hésite pas à utiliser l’acide, l’huile de vidange, le goudron. Rien ne l’arrête. En 1973, il est à la Biennale de Paris avec le Groupe 70. Mais c’est le début de la fin. Il quitte le groupe. Il s’y sent à l’étroit. Il rêve d’espace, de liberté. Commence un long parcours solitaire où il va se réinventer.
Peindre, c’est méditer
En 1979, Vivien est nommé professeur aux Beaux-Arts de Tours. Il se passionne pour l’enseignement, il lit beaucoup, s’intéresse au tantrisme, à l’astrologie, à Jung, à Castaneda, mais aussi à la physique quantique. Il peint moins et s’attache à méditer, à penser, à mieux se connaître. Peindre pour lui, c’est « une émanation de soi-même ». Il est donc important de « travailler sur soi ». Fini le rationalisme à l’occidentale, le tantrisme lui enseigne l’identité de l’esprit et de la matière, de l’individu et du monde. La physique quantique bouscule la notion de cause à effet, démontrant qu’il y a une interaction entre celui qui observe et ce qui est observé. Le physicien Fritjof Capra, dans le Tao et la physique (1975), lui révèle la conjonction de la science et des théories orientales. « L’univers, écrit-il, est une danse cosmique ininterrompue. C’est un système composé d’éléments inséparables, sans cesse en mouvement, animés par un continuel processus d’interaction. L’observateur en fait partie. Ce système (…) transcende le langage ordinaire et la logique raisonnante. » Jung ouvre à Vivien la voie des archétypes, les « images primordiales » qui structurent la psyché inconsciente. L’astrologie lui livre les arcanes de la personnalité, jette des ponts vers le futur. Finie la déconstruction du tableau, Vivien s’emploie à redéfinir l’acte de peindre. Ce n’est plus le jaillissement d’une subjectivité sur le mode romantique, mais le résultat d’un éveil de la conscience, qui permet à l’artiste de dissiper « le voile de la distraction » pour libérer « la chaleur de l’essentiel ». Vivien épure, flirte avec le monochrome. Il utilise aussi des figures géométriques simples : le carré, le damier ou encore le cercle, qui domine ses dernières livraisons. Il reprend ainsi la tradition du tondo en honneur à la Renaissance. Mais le cercle, c’est aussi la boucle, le symbole de l’univers, le mandala, figure
centrale du spiritualisme bouddhiste, support et vecteur de méditation. Vivien tend lui-même la toile de ses tondi, qu’il « maroufle » avec du papier sur lequel il peint… Distribuée dans de « justes proportions », la couleur prend un éclat intense, puissant, divinatoire. Elle n’écrase pas, elle dilate, nous ouvre le regard, nous incite à la contemplation, nous insuffle énergie, paix et sérénité. La lumière qui s’en dégage évoque la Méditerranée où Vivien a gardé ses attaches. C’est « le vert paradis des amours enfantines ». La pénombre tranquille du grand jardin de la maison familiale sur les collines de Nice, où il vit et travaille. Le soleil qui se glisse à travers le feuillage des arbres pour allumer ici et là, des scintillements qui ont l’évidence de la vérité : esprit et matière, instant et éternité, tout et partie, fusionnés dans l’unité retrouvée.
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