Philippe Favier
Les archives du rêve
Dans Yi Yi, son chef-d’œuvre sorti en 2000, le cinéaste chinois Edward Yang, aujourd’hui disparu, met en scène un petit garçon de 8 ans, Yang Yang, qui s’amuse à photographier le dos des passants. Quand on lui demande pourquoi, il répond : « Pour montrer aux gens ce qu’ils ne voient pas ». On devine que, plus tard, lorsqu’il sera grand, Yang Yang sera cinéaste comme Edward Yang. Il pourrait tout aussi bien être peintre comme Philippe Favier. Car, depuis ses débuts à la fin des années 70, cet artiste inclassable, né à Saint-Étienne en 1957, s’intéresse précisément à ce qu’on ne voit pas, modifiant notre angle de vision sur le monde qui nous entoure. Enfant, il devait à coup sûr ressembler à ce Yang Yang, curieux de tout et sacrément inventif. « Au collège, dit-il, j’étais distrait et rêveur. J’avais la tête ailleurs. » Ce qui lui vaut de redoubler sa 5e. Loin d’être un drame, c’est la chance de sa vie. Il tombe en effet sur un professeur de français amoureux de poésie. Grâce à lui, il fait connaissance avec les œuvres de Jean Tardieu et de Raymond Queneau, dont l’espiègle Zazie est à l’évidence une cousine germaine de Yang Yang, mais aussi du petit Philippe qui n’a pas tardé à intégrer la famille. « J’étais sous le charme, dit-il, totalement fasciné. » Du coup, le lycée lui paraît plus ennuyeux encore que le collège. Il finit par le déserter pour devenir infirmier psychiatrique. Un job qu’il abandonne très vite pour entrer aux Beaux-Arts. Le collégien rêveur devient un artiste surdoué. En 1981, il présente sa première exposition à la Galerie Napalm, à Saint-Étienne. Un an après, il est accueilli au Musée d’Art et d’Industrie de la ville. En 1984, il est pensionnaire de la Villa Médicis à Rome. Il la quitte bien vite pour retourner à Saint-Étienne. Invité au Musée d’Art Contemporain de Lyon, comme artiste en résidence, il y présente en 2005 une exposition qui fait date : « Géographie à l’usage des gauchers ». En 2006, il est à Vence, au Château de Villeneuve, où il crée « La Vie de Château », une installation inspirée par le lieu. Conquis par la Côte d’Azur, il décide d’y rester, mais il quitte Vence pour Bellet. En 2009, il déménage de nouveau. Il s’installe à Aspremont, au-dessus de Nice, dans une maison et un atelier qui ont appartenu à l’artiste-plasticien Albert Chubac, décédé en 2008. C’est là qu’il réside durant l’hiver. L’été, il vit et travaille près de Valence.
Papeteries et Cie
En 30 ans, Favier a réalisé près de 6000 pièces. Son travail lui a permis d’acquérir une renommée
internationale. Il est aujourd’hui présent dans de nombreux musées, en France, en Europe, aux États-Unis et au Canada. Tout à la fois dessinateur, graveur, peintre, illustrateur, scénographe, il est resté fidèle à ses émotions d’enfant : ses œuvres donnent à voir l’invisible, le caché, l’inconscient, bousculent les normes et les habitudes. Il se passionne ainsi pour les miniatures, qui lui permettent d’inverser l’ordre du monde. Grâce à elles, le grand se fait petit, le monumental rétrécit. En réduisant motifs et personnages, elles opèrent une salutaire mise à distance. Ce qui est petit est à la fois inoffensif et amusant. De surcroît, la miniature oblige le spectateur à un examen attentif, s’il veut voir ce qu’elle représente. Et il ne sera pas déçu. Car Favier truffe ses micros tableaux de paysages et de personnages étranges, qui font songer à ces grotesques dont les enlumineurs ornaient les parchemins.
Dans cet étonnant casting, la vedette revient au squelette et à la tête de mort. C’est un motif récurrent dans l’œuvre de Favier. Il réinterprète à sa manière les vanités chères aux artistes baroques. Ses crânes et squelettes modèles réduits sont moins inquiétants que leurs grands frères. Ils font sourire, mais ce sourire est déjà une revanche sur la mort, dont ils signalent
l’omniprésence. À ce jeu parodique et subversif, tous les supports sont permis : le papier, le plâtre, l’ardoise, les plaques de verre ou de cuivre, la photo, mais aussi les techniques les plus variées. Favier ne se contente pas de dessiner, de peindre ou de graver, il découpe,
colle, assemble, détourne des objets de toutes sortes, glanés dans les brocantes, les vide-greniers, les marchés aux puces. Il a une prédilection pour les livres : romans, encyclopédies, recueils de poèmes, manuels scolaires, registres comptables, dictionnaires, almanachs, albums de photos. Il affectionne les belles calligraphies, les typos rares, les cartes routières, les gravures. Rangés dans des caisses (« à ce jour, précise-t-il, j’en ai 25 ! »), ces objets le suivent partout. Ils sont en attente d’être recyclés, réinterprétés, relus. Ils donnent naissance à des collages, des dispositifs surprenants plein d’humour et de fantaisie. Favier opère à l’intuition, sans idée préconçue. Il mobilise grotesques, squelettes et graffitis pour créer des piratages inopinés, des rapprochements insolites, et pour composer des scènes loufoques ou coquines. Il utilise des bouts de textes qu’il colle dans ses œuvres. Il les découpe dans des livres connus ou anonymes. Il puise chez Homère, Voltaire, Joyce, Artaud, Breton, Soupault. Il peut choisir d’écrire lui-même des textes, à la plume, comme autrefois.
Il adore les objets un peu désuets, les façons artisanales, les vieilles patines. Ses procédés font songer à l’écriture automatique des surréalistes, aux jeux de mots, aux calembours, à ces cadavres exquis, qui désarticulent le sens ordinaire pour faire émerger un sens enfoui, celui du rêve et du plaisir. Les noms choisis pour ses œuvres et ses expositions soulignent ces parentés poétiques : Géographie à l’Usage des Gauchers, Comment j’ai tué Kissinger, Hecto-Verso, Abracadavra, L’Archipel des Pacotilles, Précis d’Égratignures… Favier crée aussi des livres. Et quand il n’est pas concepteur d’ouvrage, il se fait illustrateur et scénographe, collaborant avec des éditeurs comme Fata Morgana, Bernard Chauveau ou Gallimard, des compagnies de danse, comme les Ballets de Monte-Carlo, ou des institutions qui lui commandent des œuvres. Artiste protéiforme, jamais en reste d’innovations, Favier est infatigable à ciseler ses rébus poétiques avec une joie rieuse. Ses memento mori, ses miniatures, ses codex comme ses montages suscitent un carpe diem quasi épicurien. Loin d’inspirer de la mélancolie et encore moins du désespoir, c’est un formidable message de vie qu’ils « sèment à tout vent ».
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