Martin Miguel
La peinture en action
Son atelier de l’avenue des Diables Bleus à Nice ressemble à s’y méprendre à un dépôt d’artisan.
Des outils y voisinent avec des seaux de peinture, des sacs de ciment avec des armatures métalliques, des sachets de granulats avec des pigments de couleurs. Serait-on chez un maçon ? Un peintre en bâtiment ? Cela en a tout l’air, sauf que d’étranges objets en béton aux couleurs noires ou chatoyantes, des parpaings zébrés de traces colorées, des châssis semés d’agrégats de peinture séchée qui fixent des bouts de fil de fer, signalent que Miguel Martin est bien un artiste, ou, pour être plus précis, une sorte de peintre-maçon, un artiste-artisan, qui, loin de renier l’artisanat, en revendique le savoir-faire et la philosophie. À l’opposé de l’artiste romantique, délivrant des messages inspirés à un public subjugué, il se vit et se pense comme un artiste de conviction, qui ne cherche pas à plaire à n’importe quel prix. Il lui a fallu beaucoup de courage et de ténacité pour imposer une démarche qui allait à contre-courant des conceptions traditionnelles de la peinture. Question de caractère, sans doute. Et Miguel n’en manque pas ! Né en 1947 à Nice, rue de la Terrasse, il se décrit comme un enfant plutôt silencieux, mais qui avait beaucoup de goût et de dispositions pour le dessin. Aux études, il préfère les escapades dans les réserves du Musée Masséna, qui jouxte la rue de Rivoli où il habite avec sa famille. Ce qui lui vaut d’être régulièrement renvoyé de l’école. Son père qui est peintre en bâtiment, finit par l’embaucher. Miguel apprend le métier, mais très vite, il va s’en détacher. Un jour, un copain, avec qui il fait une partie de baby-foot, lui dit qu’il s’est inscrit à l’examen d’entrée des Beaux-Arts.
Et Miguel décide d’en faire autant. Il est reçu ! Mais il ne terminera pas ses études. Il est à nouveau « viré », comme il dit, « mais, constate-t-il, avec une pointe de fierté, tous ceux qui ont été renvoyés de l’école, sont devenus par la suite, les meilleurs peintres. » Car, c’est décidé, il sera peintre. Après l’armée, il fréquente les milieux artistiques niçois. L’heure est aux remises en question. Si l’on doit entrer en « peinture », c’est pour la réinventer, à l’instar de Simon Hantaï ou du groupe BMPT, qui sont au cœur de cette nouvelle tendance. Au début de l’année 1970, Miguel et ses amis : Charvolen, Maccaferri, Isnard et Chacallis, fondent le Groupe 70, dont les positions se rapprochent de celles du groupe Supports-Surfaces, autre représentant local de l’avant-garde artistique, dont la composition, souligne Miguel, était moins « spécifiquement niçoise » que celle du Groupe 70.
Le peintre bâtisseur
Au programme : la déconstruction pure et simple du tableau, ce bout de toile tendu sur un châssis de bois, qui, depuis son apparition à la Renaissance, a permis à la peinture de croître et prospérer en devenant plus qu’un acte artistique, une marchandise susceptible d’être achetée ou vendue. Mais si l’on rejette le tableau, comment peindre ? À cette question, Miguel Martin et ses amis apportent des réponses innovantes qui ouvrent à la peinture des espaces nouveaux. Ils commencent par l’arracher à la bidimensionnalité du tableau, surface plane où l’illusion du relief est donnée par l’artifice de la perspective, pour la projeter dans un espace à trois dimensions. Dès son œuvre inaugurale, en 1968, Miguel Martin affirme avec éclat la radicalité de sa démarche : dans une planche à dessin, il découpe un cercle d’une trentaine de centimètres de diamètre. Les deux éléments sont installés en interface et peints de deux couleurs sur les côtés et la tranche : le vert et le rouge. Le rectangle est présenté côté rouge, le cercle côté vert… Le tableau sort de son cadre, il explose dans l’espace, définissant de nouveaux rapports entre ses éléments, le modèle et le spectateur. Miguel va ensuite développer diverses techniques, mobilisant la toile et le papier, mais aussi les couleurs, qui ne sont plus traitées comme facteurs « émotionnels », procurant plaisir et sensations agréables du fait de leur bel aspect, mais sous l’angle de leurs propriétés physiques (masse, densité, vitesse de séchage), pour devenir les outils d’un véritable travail de production. Pour limiter au maximum l’effet « affectif » de la couleur, Miguel n’utilise au départ que les teintes primaires et les complémentaires. Dans ses « Essuyages », par exemple, la toile sert à essuyer un modèle (branche ou galet) préalablement peint. Elle est ensuite déployée pour présenter les traces colorées laissées par cet essuyage. Au gré de ces opérations, qui sont répétées plusieurs fois, les couleurs primaires utilisées se mélangent pour produire un foisonnement chromatique.
Au milieu des années 80, Miguel délaisse ses expériences à partir de la toile ou du papier pour s’intéresser au support du tableau : le mur où on l’accroche, et à un nouveau matériau : le béton. À l’origine, le mur servait lui-même de support à la peinture, puisqu’il pouvait être couvert de fresques. Miguel imagine d’aller plus loin.
Il fait de la peinture un véritable « outil » de construction de murs ou d’éléments de mur en béton. Dans de classiques coffrages, il coule ainsi de la peinture — noire ou de couleur — et du béton armé. Celui-ci séchant plus vite, lorsque Miguel décoffre, la peinture, qui n’est pas encore totalement sèche, s’arrache du moulage, colorant le béton sur les parties où elle est entrée directement en contact avec lui. Cette technique permet de réaliser des bouts de murs creusés, rongés par la couleur ou carrément percés de trous aux bords noirs ou multicolores, mais aussi des totems aux arêtes brisées ou surmontés de pics colorés, ou encore des parpaings zébrés de couleurs vives, qu’on peut assembler pour former des murs ou des fragments de murs.
Dans d’autres compositions, Miguel agrège au béton d’autres éléments de la construction : poutres, étais, chambranles, chevrons, vitres, fenêtres, ou des éléments naturels, branches, ceps de vigne, etc. Dans un mouvement logique, les techniques évoluent, se modifiant par et dans la pratique, mais le propos depuis plus de 40 ans est le même : redéfinir l’acte de peintre. Et Miguel Martin, devenu peintre-bâtisseur, crée, au fil des ans, des objets et des dispositifs inédits, produits par une peinture en action, qui ne se contente plus d’interpréter ou de refléter le monde, mais s’emploie à le transformer.
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