Marie-Eve Mestre
les transgressions magiques
Cap d’Ail City. C’est posé sur la Côte d’Azur, tout contre Monaco. On devrait dire Cap d’Ail, le City a été rajouté par Marie-Eve Mestre. Pourquoi ? « C’est drôle… C’est presque un village ici…». En fait, ça traduit déjà un état d’esprit. Marie-Eve aime bien la dérision. Elle a atterri à Cap d’Ail après avoir pas mal changé d’adresses. Son atelier est logé au rez-de-chaussée d’une barre d’immeubles qui semble surgie d’un cauchemar architectural. A peine entré, on se retrouve dans une vaste pièce dans laquelle prolifère toutes sortes d’objets et de documents : des cornes de cerfs, des carapace d’insectes desséchés, des photos argentiques du début du siècle, des crânes humains, des planches médicales, des animaux minéralisés, d’étranges figurines de cire emprisonnées sous des cloches ou dans des bocaux de verre, des carnets de croquis etc.
Tous ces objets et fragments sont comme en attente, en suspens. Ils constituent la matière première du travail de Marie-Eve. Elle va s’en servir pour réaliser des pièces qui sont en rapport avec ses préoccupations multiples qui recoupent des univers allant des Chaldéens à Tchernobyl, des sciences occultes aux technologies les plus avancées. Elle s’intéresse aussi bien à l’hermétisme, à l’alchimie ou à la cosmogonie qu’à l’astro-physique, aux neuro-technologies ou à l’architecture. Une partie importante de son travail passe par l’ordinateur, rédaction de projets ou réalisation de dessins numériques, graphisme.
« L’exploration des choses souterraines m’intéresse. Le ré-enchantement et la pensée magique demeurent. Je viens de la forêt. elle est en moi et je suis en elle, je ressens les forces telluriques qui la traversent et me traversent, c’est inscrit dans ma chair. J’utilise beaucoup de matériaux organiques, végétaux, racines, nids de frelons, architectures organiques… »
Sa démarche artistique est très libre et expérimentale, non formatée. « Je suis en recherche permanente, dit-elle. J’explore des tas de pistes. et ne peux pas me limiter à un support. Souvent, je vais au bout d’une série, « l’épuise », puis je pars sur autre chose. De l’extérieur, je peux donner l’impression d’aller dans tous les sens, mais je reste au cœur de ces arborescences. Je fonctionne en système de planète avec des multitudes de satellites aux atmosphères différentes. Je viens de la philosophie. Je suis passée en fac de sémantique, de sémiologie. Je tiens de nombreux carnets de travail, où je consigne des idées, des projets. Beaucoup de ces projets ne se réaliseront jamais, d’autres sont juste de l’ordre du concept, d’autres sont trop cons ou dangereux pour êtres faits !. Parfois, je tombe sur le matériau ou le budget nécessaires, et je fais la pièce. »
Collages & installations…
Le plus souvent, Marie-Eve procède par détournement et assemblage. Mariant des objets de provenances diverses, elle fabrique des hybrides, des chimères, des gnomes ! Une tête de mort, par exemple, est nantie de globes oculaires énormes (Chimère agro alimentaire, 2003). Un barbu porte un masque aux yeux exorbités (photographie, « Apparition 001 », 2007, en co-réalisation avec M.Coen). Une tête de poupée gonflable est retournée comme un gant (Portrait, 2004).
Ce qu’elle fait avec des objets, Marie-Eve le fait aussi sur papier. Images et photos sont utilisées pour confectionner des collages. En 1999, par exemple, elle pirate les images très chromos de « Martine », l’héroïne des livres pour enfants illustrés par Marcel Marlier. Elle affuble certains de leurs personnages de visages décalés, grotesques. L’univers pastellisé de la petite Martine révèle son double ou sa véritable nature : l’enfer.
Pour effectuer ses assemblages d’images, Marie-Eve utilise aussi la technique du transfert scotch. Elle applique un scotch sur une image, puis l’arrache de façon à en détacher l’encre. Sur une feuille vierge, elle colle les bouts de scotch de façon à composer une image nouvelle qu’elle peut terminer au crayon de couleur.
Elle pratique aussi des collages de textes. Elle dresse par exemple des listes de poisons ou d’aphrodisiaques. Crée une pièce constituée de récits de meurtres ou de suicides « swisside- track-list, mamco, Genève ». Elabore le tarif des prix d’amour de Mademoiselle Lapompe « Spore n°0 ». Rédige des textes de jeux de mots, de quelques lignes. Met bout à bout des citations tirées de différents ouvrages, liés à la magie, aux sciences occultes ou sociales.
Exposés dans des vitrines, objets et sculptures donnent naissance à des sortes de cabinets de curiosité et à des installations, qui peuvent être associés à des dessins, textes, photos, wall-drawings etc. Ces « ligatures magiques », comme elle les appelle, déploient, sous des éclairages savamment distillés, des scénographies énigmatiques et grinçantes.
La formulation des titres vient souligner le côté iconoclaste de ces œuvres minées, détonantes. Une série de dessins montre un homme qui prodigue des caresses obscènes à une femme, elle est baptisée « Xtrême onction ». « Helldorado » (enfer doré) désigne un dessin où l’on voit deux mains gantées sectionner un cactus au moyen d’un cutter, à coté deux repousses fleurissent sur un autre cactus déjà sectionné, formant une oreille de Mickey.
Maniant l’ironie et la profanation, les œuvres de Marie-Eve Mestre ont le pouvoir de nous ouvrir les yeux sur le monde, mais aussi sur nous-même « Démystification, décryptage, démasquage », dit-elle. Et c’est vrai que cette espèce de tératologie plastique qu’elle expérimente avec un art consommé, a quelque chose de salutaire. Ces apparitions, ces golems difformes qu’elle entraîne dans une folle sarabande, ces poisons qu’elle distille avec une cruelle délectation, n’ont rien de morbide. Ils ne sont ni vraiment dégoûtants, ni vraiment effrayants. Il s’en dégage au contraire une espèce de gai savoir. Celui de tordre le cou aux idées reçues, aux images trop lisses qui nous cachent l’envers obscur du monde. Celui de piéger les moralisateurs de service et autres manipulateurs génétiques qui sont en train de nous fabriquer des monstres bien réels.
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