Jean-Simon Raclot
l’œuvre au vert
Jean-Simon Raclot dessine et peint. Il dessine sur papier, à l’encre et à l’acrylique. Sur ses dessins, on voit toujours un personnage solitaire habillé de façon moderne : jeans, baskets, blouson, pull ou encore costume rayé de bandes rouges. Lorsqu’on peut distinguer son visage, on se dit qu’il ressemble à l’artiste. Un autoportrait ? Un double ? Peu importe, au fond. Car le plus souvent, il est masqué. Il porte un foulard ou une cagoule sur la tête. Autour de lui, se déploie un décor brossé à grands traits noirs. Parfois, on peut y distinguer des formes identifiables bien qu’à peine suggérées : une tente, un rideau, une tenture. La plupart du temps, ce décor paraît abstrait. Il se présente comme un entrelacs de hachures. Le personnage joue avec : il y plonge sa tête, il s’y agrippe, il y disparaît. Pour Jean-Simon Raclot, il faut y voir l’expression ni de la peur, ni de l’angoisse, mais plutôt de la « stupeur » : « Je (on note qu’il s’identifie au personnage des dessins) ne me sens pas mal à l’aise dans cet environnement et il ne m’est pas hostile, c’est davantage une vision témoin, il y a un goût à s’élever. »
Pourquoi le personnage est-il voilé ? Humiliation, auto-flagellation ? Honte, volonté de cacher ses fautes ? Besoin de se protéger d’un environnement hostile ? « Pas du tout, dit Jean-Simon Raclot, c’est de l’ordre de la vision intérieure, de l’état de témoin, s’il y a jouissance, c’est là. Pas de honte, ni de reproche, c’est absolument par défi, c’est pour moi tout l’enjeu, fier et envahi… »
Le thème du voile renvoie à une tradition ancienne. Qu’on songe, par exemple, à la célèbre nouvelle de l’écrivain américain Nathanaël Hawthorne « Le voile noir du pasteur », parue en 1836. Définie par l’auteur lui-même comme une « parabole », elle met en scène un pasteur qui décide, un jour, de paraître en public avec le visage dissimulé sous un voile noir. On ne sait pas dire pourquoi, s’il fait cela pour expier, pour se punir ou au contraire par orgueil, par défi. L’écrivain américain Rick Moody a repris ce thème dans son roman « A la recherche du voile noir », paru en 2004. On y retrouve un pasteur –Joseph Moody- qui dissimule son visage sous un voile noir. Au contraire de Hawthorne, l’écrivain dissipe les doutes sur les motivations du personnage : s’il se voile la face, c’est clairement pour cacher ses fautes à la vue de ses administrés. On apprend ainsi que, dans le passé, il a provoqué la mort d’un ami.
Inspiré lui aussi par le texte de Hawthorne, dont il a tiré un spectacle de théâtre, le metteur en scène italien Romeo Castellucci a fait du voile le point de départ d’une réflexion sur la représentation. Il s’interroge sur sa nature, son rapport à ce qui ne peut pas être représenté : l’invisible qui, par définition, ne saurait se voir.
Même si, par ses commentaires, Jean-Simon Raclot lève « le voile » sur le sens de ses dessins, il n’en dissipe pas pour autant leur étrangeté. Ce singulier personnage au voile, mis en rapport avec un décor aux formes indécises, possède un caractère énigmatique. Il nous questionne et nous intrigue sans qu’on puisse en fixer avec certitude la signification.
La nature primitive
Le second volet du travail de Jean-Simon Raclot, c’est la peinture. Ses tableaux sont exécutés de façon traditionnelle : sur toile et à l’huile. Ils nous donnent à voir, dans des formats variables, des paysages qui mettent en scène une nature luxuriante. Lianes, buissons, arbres etc. se déploient dans une palette de verts éblouissants. Posés par petites touches, ils sont saturés, portés jusqu’à la fluorescence. Ici ou là, des ombres surgissent, mystérieuses et fantomatiques. Parfois, un personnage ou un couple voilés apparaissent parmi les végétations. De prime abord, ces paysages ont l’air accueillants, lumineux et paisibles. Ils peuvent s’interpréter comme un refuge, un havre de paix, où il fait bon vivre. En même temps, ils ont quelque chose d’halluciné, de quasi mécanique dans le traitement des formes, qui les rend un peu inquiétants. Certaines plantes ont l’air carnivores, d’autres font songer à des crotales, à des vers enchevêtrés ou à des pattes d’insectes, qui semblent assoupis, mais peuvent brusquement s’animer et bondir sur une proie. Tous les fantasmes liés à la nature ressurgissent. Enfer ou paradis ? On ne sait plus trop.
Les thèmes que l’histoire de la peinture associe au paysage, viennent à l’esprit. On pense à la nature-miroir de l’âme chère aux romantiques, aux jungles drolatiques du douanier Rousseau, aux étranges contrées des surréalistes, où rôdent les fantômes de l’inconscient.
Pour les psychanalystes, la forêt renvoie « à la femme et son mystère, la mère primitive » (Dictionnaire psychanalytique des images et symboles du rêve). Elle peut être bénéfique ou maléfique. Bénéfique : c’est l’être aimé qui apaise et protège comme peut le faire une mère. Maléfique : elle est inquiétante et étouffante, c’est la mère carnivore qui empêche son enfant de s’exprimer, voire le dévore. Dans le premier cas, la forêt est accueillante. On s’y sent en harmonie avec le monde. En paix avec soi-même. Dans le second cas, le climat s’alourdit. On est saisi par la crainte. On songe à la forêt qui ouvre le cercle de l’Enfer, dans la Divine Comédie de Dante. « A la moitié du chemin de notre vie/je me retrouvai par une sylve obscure/où la voie droite avait été perdue./Ah, qu’il est dur de dire ce qu’était/cette forêt âpre et sauvage et violente/qui dans ma pensée renouvelle la peur !/ (Poésie Gallimard, traduction Jean-Charles Vegliante).
Plus généralement, la nature possède la même ambiguïté. C’est à la fois celle qui nourrit, protège et donne la vie, mais c’est aussi celle qui recèle des dangers de toutes sortes. Sa beauté est trompeuse. Elle peut être vénéneuse et nous agresser pour nous perdre. Nous livrer à cette part maudite de nous-mêmes qui suscite pulsions instinctives, angoisses et frayeurs.
Les paysages de Jean-Simon Raclot ont cette ambivalence. Ils ne s’en tiennent pas à un sens bien défini, à une littéralité immédiatement lisible. Ils montrent ce qu’ils montrent et un peu plus. Derrière l’écran (le voile) du visible, ils font palpiter les mystères de l’invisible, de ces territoires que la conscience ne pénètre pas. De là, vient leur force, leur étrange pouvoir hypnotique.
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