Frédérique Nalbandian
La poésie de l’éphémère
Au commencement, il y a la matière. Oui, mais encore, laquelle ? La matière noble : le marbre, le bronze, matériaux de prédilection de la sculpture classique ? Que nenni ! Le savon ! C’est lui que Frédérique Nalbandian a choisi de travailler. Point 1 : parce qu’il est blanc. Pourquoi le blanc ? Il est « convoqué », explique Frédérique, comme « un signifiant spectral de la sculpture classique ». C’est la dominante. Frédérique y adjoint par touches le rouge carmin, plus ou moins intense, qui « fait écho au plasma sanguin, à l’épiderme », mais aussi l’or, « en faible quantité pour les « Figures inviolables » ». Point 2 : le savon, c’est malléable, ça fond sous l’effet de l’eau, c’est donc évolutif, instable et fragile. Comme le corps de l’homme — et de la femme — et leur pensée… Voilà l’amorce d’une métaphore et d’une pratique artistique. En plus du savon, Frédérique emploie le plâtre, la cire, matériaux voisins, par la modestie et l’absence de couleur. Elle utilise aussi du bois, des trames, du fil, de l’eau, des tuyaux, des filets pare-gravats… Comment faire de l’art avec ça ? Qui aurait pris le risque ? Personne, à part Frédérique. Et un poète avant elle, Francis Ponge, qui a célébré le savon dans un texte fameux : « Il y a beaucoup à dire à propos du savon. Exactement tout ce qu’il raconte de lui-même jusqu’à disparition complète, épuisement du sujet. Voilà l’objet qui me convient. »
Magnifique programme. Que Frédérique expérimente alors qu’elle est encore à la Villa Arson, à Nice, et surtout après sa sortie, en 1996, dans ses ateliers de Nice (Entrepôts Spada) et de Vintimille. Une fois choisis les matériaux, reste à trouver la technique. Pas évident, d’autant qu’ils sont inédits.
Frédérique opte pour le moulage et le modelage. Au moyen de savon, de plâtre ou de cire, elle reproduit des objets ou des parties du corps (oreilles, mains, visage, cerveau) ou en prélève des empreintes. Elle les recompose ensuite, les modèle, les assemble pour donner naissance à des objets ou à des installations. Dupliqué, moulé, le modèle se trouve décalé. Le matériau, sa texture, les accidents (striures, creux, ébréchures) qui affectent sa surface, mais aussi sa couleur (ce blanc, qui peut virer à l’ocre ou être coloré aux moyens de pigments) créent une impression de précarité, doublé d’une sensation d’étrangeté. De surcroît, sa fragilité le rend vulnérable aux conditions climatiques : température, intempéries, etc. Frédérique assume cette incertitude. Mieux, elle en joue. Ses works in progress, installations évolutives, se transforment durant le temps de l’exposition. Elle fait par exemple tremper le bas de ses colonnes en savon dans de l’eau (S’eaux) contenue dans des bacs. Les colonnes, sapées à leur base, finissent par s’effondrer. Ou bien, elle aménage des systèmes de distribution d’eau qui viennent faire fondre des copeaux de savon placés dans des filets pare-gravats (« Précipités »). Au fil du temps,
le savon s’égoutte. Les égouttures sont recueillies dans des bacs enduits de bitume ou sur des
couvertures de survie. Les restes de ces work in progress sont ensuite récupérés pour constituer d’autres œuvres. Les bacs ou les couvertures de survie enduits d’égouttures séchées forment d’étonnants tableaux, et les concrétions de savon non fondues sont présentées sur des socles de plâtre. L’œuvre donne ainsi naissance à d’autres œuvres. Comme des plis qui se déroulent.
Signes & vestiges
Les objets et les installations de Frédérique surprennent par leur étrangeté. Il en émane une impression de désillusion, de désenchantement, mais pas de résignation. Quelque chose dans ces étranges machineries veut exister, persister, vivre. C’est le mouvement même de la matière qui est à l’œuvre, d’une matière obscure et mouvante, vers laquelle on tâtonne par fragments, bouts, lambeaux, qu’on cherche à assembler, obstinément, loin des certitudes de la forme — et de la pensée — achevée et triomphante. Cette opacité du réel est redoublée par une société elle aussi fragmentée, instable, « guettée, dit Frédérique, par le devenir stérile de nos modes d’organisation et de communication toujours plus virtuels » (documentsdartistes.org, 2006). Sans oublier l’histoire : les exterminations, l’horreur qui sont la signature des temps modernes. D’origine arménienne, Frédérique se souvient du génocide dont les Arméniens furent victimes. Elle assume tout ça, le présent et le passé. Elle fait avec ses moyens à elle, ses moyens d’artiste, mais aussi de femme, ce qui n’est pas indifférent non plus, à sa manière d’aborder les choses. Avec obstination et méthode, elle prélève des traces, des bouts de ce qui fut, de ce qui est et qui bientôt ne sera plus ou sera différemment. Ses œuvres disent la précarité du monde et des choses, la fragilité de l’être humain, sa monstruosité, mais aussi son immense tendresse.
En 2010, elle a investi le Jardin des Cordeliers à Digne-les-Bains, avec un work in progress : Quatre Savons. On y voyait notamment dans le jardin médi-cinal, un cerveau en savon perché sur une colonne.
Impressionnant. Sauf que la colonne était faite au moyen d’un moulage en savon de poubelles. Socle dérisoire et cerveau bien précaire, que l’eau ne manquera pas de dissoudre jusqu’à l’affaissement. La colonne voisine du jardin aromatique n’a pas résisté, elle s’est écroulée durant l’exposition, et gisait en morceaux parmi les végétations.
En 2011, Frédérique a investi la Chapelle Sainte-Barbe à Bruay-la-Buissière. Elle y a installé un work in progress (Repos) dont le dispositif évoquait la religion et l’ancien travail des mines. On y voyait notamment des seaux de maçon en verre dans lesquels se dressaient des mains de savon en prière.
Amenée par un réseau de tuyaux, de l’eau coulait sur elles, les condamnant inexorablement à fondre. Ce lent naufrage donnait une force poignante à cette installation. Tout l’esprit du lieu était là, mais aussi le déchirement de ce qui fut un drame humain.
De conclusion, bien sûr, il ne saurait y en avoir, puisque tout toujours recommence. L’œuvre de Frédérique Nalbandian est en mouvement. Dans son sillage, elle délivre des vestiges d’une beauté sans apprêt. C’est là sa vertu singulière. De matériaux pauvres et périssables, elle parvient à tirer une ineffable poésie.
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