Florian Pugnaire & David Raffini
Le processus à l’œuvre
Ils ont deux ans d’écart. Florian Pugnaire est né en 1980 et David Raffini en 1982. Ils se rencontrent à la Villa Arson à Nice, dont ils suivent les enseignements. Le premier en sort en 2006, le second en 2007. Déjà, ils ont pris l’habitude d’échanger des idées et de travailler ensemble. Pourtant, a priori, ils ne se ressemblent pas. On devine chez Raffini un tempérament plus expansif, très attaché à la Corse où il est né et qu’il a quitté pour venir à Nice terminer ses études. Naturellement, il est attiré par la peinture. Pugnaire affiche une apparence plus secrète, il aime les arts martiaux et se dit avant tout sculpteur. Alors, qu’est ce qui explique qu’ils éprouvent le besoin de collaborer ? Qu’est-ce qu’ils ont en commun ? « Nous partageons un même intérêt pour la notion de processus », dit Pugnaire.
Processus cela vient du latin, plus exactement de « pro », qui peut se traduire par « vers l’avant », et « cessus » du verbe cedere : « aller, marcher », le processus, c’est donc « aller vers l’avant », « avancer ». Plus généralement, cela s’entend d’un ensemble de moyens combinés et mis en œuvre pour atteindre un objectif. Un art du processus, un art processuel, pourrait-on dire, mettra ainsi l’accent sur la fabrication, le travail qui conduit à un résultat donné. Plus qu’au produit fini, il s’intéresse à l’ensemble du contexte et des opérations qui l’ont rendu possible. C’est exactement ce qui commande la pratique personnelle des deux artistes. Quand Raffini peint, son sujet, c’est la peinture, et non pas la représentation d’une réalité figurative ou d’une abstraction, exprimant des données psychologiques, historiques ou sociales. De la même manière, Pugnaire met en avant l’acte de sculpter. C’est lui l’objet de sa pratique. Tous deux privilégient le travail sur le résultat, qui n’est que l’aboutissement du travail et doit en porter la trace. Leur œuvre est action, cheminement. Elle part d’un point pour aller vers un autre. Rien n’est joué d’avance. Et du coup, rien n’interdit que leurs trajectoires se croisent. Ils mènent ainsi un travail personnel, mais peuvent très bien se rencontrer et fonctionner en duo. L’un n’exclut pas l’autre et réciproquement. C’est donc logiquement qu’il partage un même atelier dans les locaux de La Station, au cœur des anciens Abattoirs de Nice. C’est le champ de leurs expérimentations et de leurs pratiques individuelles ou duelles. Là, s’écrit, s’invente, au fil de l’action, une
œuvre toujours déjà en train de se faire. C’est donc pour eux un lieu stratégique. « Je porte, dit Pugnaire sur son site internet, une attention particulière à la notion d’atelier comme lieu de la pratique, mais aussi comme lieu de fiction, un entre-deux où la finalité du travail n’est pas encore définie et où tout peut encore être inventé ou modifié. »
Modus operandi
Au commencement, donc, était l’action. La formule de Gœthe est plus que jamais d’actualité. Qui dit action, dit mouvement et durée. L’artiste, engagé dans un « processus », est pris dans la maille du temps qui passe. L’œuvre en porte la trace. Qu’il s’agisse d’une peinture (Raffini : « le sujet du travail, c’est le travail lui-même »), d’une sculpture (Pugnaire : « attester du processus et de son inexorable travail ») ou d’un travail duel qui met en jeu ce qu’on a pu nommer l’action-sculpture (Claire Moulène in le magazine Code) pour faire écho à l’action-painting inaugurée par Jackson Pollock et Willem de Kooning dans les années 50.
Privilégiant la pratique, Pugnaire et Raffini utilisent la performance, l’installation active, le film et la photo, qui permettent de mettre en scène une action ou de garder mémoire d’une performance. Leurs matériaux de prédilection, ce sont des objets qui symbolisent la société moderne, qu’elle soit de consommation ou dite « socialiste ». En cela, ils s’inscrivent dans une conjoncture ouverte avec le Pop Art et le Nouveau Réalisme. Ils prennent les objets à bras-le-corps, les lacèrent, compressent, pulvérisent, broient, déchirent. L’œuvre est à ce prix, elle passe par un travail de destruction dont le protocole laisse largement place à l’invention des deux artistes et à leur énergie pulsionnelle. Ainsi, ils s’intéressent beaucoup à l’automobile. Leur travail sur cet objet hautement symbolique de la société moderne s’inscrit dans un contexte référentiel où se croisent les « Compressions » de César, les « Car Crash » de Warhol et, plus près de nous, la Giulietta accidentée exposée en 1993 par Bertrand Lavier. En 2008/2009, au Fresnoy puis au Palais de Tokyo à Paris, Pugnaire et Raffini signent « Expanded Crash », leur œuvre emblématique. Une 2CV est lentement déformée par un vérin hydraulique installé dans l’habitacle. La durée de l’opération coïncide avec celle de l’exposition. La 2CV dans sa version la plus réduite est exposée par la suite à la Villa Arson, à Nice. Des photos présentent les différentes étapes de son auto-compression. Avec Hors Gabarit (2010), c’est une Fiat 126 qui est au centre des opérations. Sa carcasse est enfermée dans une structure en tôle, que les artistes vont emboutir à coups de masse de façon à lui faire épouser la forme initiale du véhicule. En 2010, Pugnaire & Raffini proposent, encore au Palais de Tokyo, une installation baptisée
In fine, où l’on assiste à l’auto-destruction d’une épave de tracto-pelle biélorusse, symbole de l’ex-URSS. Ainsi, l’œuvre naît de la destruction. Elle affectionne les friches, les usines et les bâtiments désaffectés, tous les lieux où gisent, traces dérisoires et pathétiques, les rejets et les déchets de la société environnante, de notre société, elle-même destructrice et inhumaine. La création dès lors est un combat. Il faut affronter la réalité qui nous entoure, pour en faire surgir l’œuvre, qui est conquête, acte de résistance, affirmant à sa manière, fragile et dérisoire, la liberté de l’artiste, sa fierté aussi, mêlée d’humilité. Elle campe parmi les décombres et suggère que le pire (l’Apocalypse ?) n’est pas irrémédiable. Avec elle, il est permis d’espérer que survienne un peu de cette « aurore » qu’à la fin de son Électre, Jean Giraudoux fait advenir sur une ville en feu, où « tout est gâché », où « tout est saccagé », où « les innocents s’entre-tuent », tandis que « les coupables agonisent dans un coin du jour qui se lève ».
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