Eve Pietruschi
L’esprit des lieux
Marcher, c’est penser. Depuis l’origine de l’humanité, les deux activités sont liées. Pour Lao Tseu, le Tao (le chemin) est la voie qui conduit à la sagesse. La promenade fait partie du wei-wou-wei, l’agir-non-agir, qui est l’idéal du sage. L’école fondée par Aristote s’appelle le Lycée ou encore Peripatos, la Promenade, et ses disciples sont les Péripatéticiens. Ils pensent et conversent en marchant. Plus tard, Kant place sa promenade quotidienne au cœur de l’hygiène de vie rigoureuse qui présidait à sa pratique philosophique. Dans ses Rêveries d’un Promeneur Solitaire, Rousseau fait de la marche, un moyen d’accéder à la connaissance de soi-même. Pour Rimbaud, c’est un acte de libération.
L’errance, le vagabondage est synonyme d’émancipation, de toute puissance visionnaire : « Je m’en
allais, les poings dans mes poches crevées / Mon paletot aussi devenait idéal / J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal / Oh !là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! » (« Ma Bohème »). Bref, la Promenade non seulement procure un salutaire exercice physique, mais elle est l’occasion de réfléchir, seul ou en compagnie. Pour reprendre une interrogation suscitée par un ouvrage de Frédéric Gros (Marcher, une philosophie) : « Et si l’on ne pensait bien qu’avec les pieds ? » En écho, résonne cette phrase énigmatique de Nietzsche : « Les orteils se dressent pour écouter. » Et les yeux ? On pourrait penser qu’ils s’ouvrent, eux aussi, sous l’effet de la marche. Le travail d’Ève Pietruschi incite à le croire. Cette jeune artiste, récemment issue de la Ville Arson (elle a obtenu son diplôme en 2007), a placé la promenade au point de départ d’une démarche artistique à la fois très personnelle et originale. Son terrain de prédilection, c’est la périphérie des villes. Elle photographie les friches industrielles, les usines, les hangars, les zones abandonnées, les serres, bref des lieux d’où l’homme est physiquement absent. S’il y subsiste, c’est sous forme de traces, de vestiges, de souvenir plus ou moins déterminé. Précision
d’importance, les bâtiments ne sont pas pris pour eux-mêmes, mais dans leur environnement naturel.
Ce qui intéresse Ève Pietruschi, ce sont les paysages, où l’architecture et la nature entretiennent des rapports précis : rapports de formes, de lignes, de couleurs, de densité. Bref, toute une géométrique de l’espace, qui s’entrecroise avec l’alchimie d’une mémoire silencieuse. Ève se garde bien d’y projeter sa propre subjectivité. Elle photographie les paysages de la façon la plus neutre et la plus objective possible. « La marche en campagne, dit-elle, ou en périphérie des villes m’intéresse d’autant plus qu’une promenade citadine. Le regard s’oriente moins sur les détails, sur les vitrines, mais sur une vue d’ensemble, un panorama, une atmosphère. » Et encore : « L’intérêt que je porte au paysage vient de son évolution perpétuelle, de ses combinaisons dynamiques, d’éléments appartenant au processus humain ainsi que la dimension subjective et l’évolution des perceptions. »
Du dessin avant toute chose
Glanées dans la région ou au cours de voyages en Europe, ces photos sont le point de départ d’un patient et méticuleux travail artistique, centré sur le dessin. L’atelier d’Ève Pietruschi, à la Trinité Victor près de Nice, est installé dans un coin de l’immense hangar de l’entreprise de maçonnerie de son oncle. Ce voisinage n’est pas loin de faire sens, puisque la démarche d’Ève tourne autour d’un processus de déconstruction-reconstruction. Elle reproduit tout ou partie des paysages qu’elle a photographiés sur des feuilles de papier. Elle les met en rapport avec des formes qu’elle compose, dessine ou peint. « Un paysage mémorisé, dit-elle, devient une surface picturale où un jeu s’opère entre la forme libre (flaque, tache, nuée, nuage, réserve) et la forme construite (géométrie, angle, découpe, architecture). Un dessin est toujours pensé en fonction de celui qui précède et en vue du prochain. Le dessin occupe une place centrale dans ma pratique et se décline sous divers statuts ;
tableaux, croquis, esquisse. Chaque geste possède son temps propre. Les différents formats et les différentes épaisseurs des dessins me permettent de jouer et d’expérimenter l’écart entre chaque dessin et de créer une diversité de rythmes. »
À ce matériau photographique, aux dessins et croquis, Eve associe des rébus, des chutes provenant d’œuvres précédentes ou récupérées dans l’atelier d’encadrement où elle travaille. Le dessin lui-même se prolonge par un travail de découpe, de collage ou de pliage.
Il échappe à la surface plane pour se projeter dans la troisième dimension, donnant naissance à des sculptures. « Les dessins, les sculptures, dit Ève, jouent et expérimentent les pleins, les vides, les surfaces, la lumière, les réserves, les tensions, les frontières entre chaque espace. La tache vient interroger l’espace de représentation. Le vide agit comme un élément dynamique, un souffle qui permet de laisser plus de place à la mémoire et à la perception. Il fonctionne comme un lien entre les formes. » La réalité est ainsi transposée, remise en forme, mais sans violence. L’univers d’Ève Pietruschi respire au contraire une impalpable douceur. Les effets de gommage, de balayage, les sfumati, les aquarelles, les colorations toujours délicates, les jeux de lignes souples et plastiques, irradient une extrême légèreté. La réalité est dépouillée de sa lourdeur matérielle, elle plane comme à l’état d’apesanteur. Nous ne sommes plus confrontés à l’espace brut tel que l’a façonné l’histoire, mais à une scène irréelle où se déploie un univers onirique. Le voyage extérieur fait place à un voyage intérieur. La limite est outrepassée. Le geste se libère. Emporté par la logique du matériau, il va à l’aventure. Exactement comme la mémoire qui compose et recompose au gré d’une alchimie qui nous échappe, ce qui fut, ce passé aujourd’hui disparu, dont la trace ne nous restituera jamais l’entière vérité. Tout au plus, grâce aux dessins d’Ève Pietruschi, en percevons-nous la vibration intime, le frémissement délicat dans la trame du souvenir.
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