Didier Demozay
le dur désir de peindre
« Je ne représente rien, je peins. » Didier Demozay pourrait faire sienne cette formule de l’artiste italien Giorgio Griffa. Il aime d’ailleurs citer cette réponse de Bram Van Velde à Charles Juliet qui questionnait le peintre hollandais sur le sens de son travail : « Peindre le rien ». Ce que Demozay commente ainsi : « C’est une chose qui s’est imposée à moi, dès mes premières peintures. Cela est venu de l’art minimal de BMPT (du nom des quatre membres fondateurs de ce groupe en 1966 : Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni) lorsque j’étais étudiant à Nice. Travailler avec une économie de moyens, faire une peinture élémentaire en quelque sorte, a toujours été une ligne à tenir. J’ai toujours plus ou moins travaillé dans ce sens, réduire les éléments qui constituent la peinture. C’est pourquoi la peinture de Bram Van Velde ou de Simon Hantaï de par leur pauvreté m’a autant questionné. » (interview par Martin Pierlot, dans le catalogue de l’exposition au Château de Ratilly, juin/octobre 2012).
Pour Demozay, la peinture est une nécessité : « Très tôt j’ai compris que la peinture était mon langage, que la peinture seule pouvait traduire cette sensibilité que j’éprouvais pour l’art, même si à mes débuts dans les années 70, la mort de la peinture était une question récurrente – qui remonte à Malévitch » (interview par Martin Pierlot, ibd.). La peinture, donc, mais rien que la peinture. Pas question de représenter quoi que ce soit : le monde extérieur ou une idée. Encore moins de traduire une émotion ou un état d’âme. Le sujet de la peinture, c’est la peinture. Et ses éléments constitutifs : la surface, les formes, les couleurs et les rapports qui s’établissent entre eux dans l’espace du tableau et l’espace alentour. La question du format est déterminante. Au fil du temps, Demozay a eu tendance à privilégier de grands formats verticaux ou horizontaux, mais aussi des formats carrés, ou de petits formats 4F. Les formes qu’il utilise sont simples : « rectangles ou équerres », sans jamais être géométriques. La palette se limite à des couleurs de base : blanc (pour le fond), rose, orange, bleu, vert, rouge, noir et violet. La toile est d’abord blanchie à la brosse d’un geste rapide. S’il y a des manques sur les bords, il les laisse. Ensuite d’un léger tracé au fusain, il détermine les formes qui s’articulent dans l’espace du tableau. Il se limite à quelques-unes : deux pour les peintures récentes. Puis, il les peint. Une couleur par forme. C’est tout l’enjeu du tableau : déterminer l’ajustement des formes entre elles dans un rapport coloré, créant parfois une instabilité, une présence qui nous fixe là, « être là » pour reprendre la formule de Barnett Newman. Quelques constantes se dégagent : 1/ les formes n’envahissent jamais tout le fond blanc, 2/ elles ne touchent pas les bords de la toile, et jamais ne se croisent ou se superposent, 3/ leurs bords ne sont pas réguliers, ni leur tracé parfaitement géométrique, les contours des rectangles ou des équerres dévient parfois légèrement, les angles ne sont pas toujours bien droits. De même, les couleurs ne sont pas uniformes, soigneusement lissées comme un aplat. Rien à voir avec des monochromes. Ici ou là, on aperçoit les traces du pinceau ou de légères coulures. Le plus souvent, Demozay utilise des couleurs pures, mais il lui arrive d’opérer des mélanges pour créer une nuance particulière. Il peut être influencé par tel ou tel coloris aperçu autour de lui. La couleur d’une fleur, par exemple. « Je me dis : c’est cette couleur que je veux ».
Une éthique de la rareté
Donc, dessiner des formes, sélectionner des couleurs, les mettre en place sur le blanc de la toile. Selon quel ordre ? Rien de totalement calculé à l’avance. Demozay laisse place à l’imprévu, à l’accident, au hasard. Il raconte ainsi qu’une fois, il cherchait un bleu, ouvre un pot et c’est un jaune qui se présente. Il décide donc d’utiliser ce jaune. Il procède par ajustement progressif, élargissant une forme, déplaçant un contour, réduisant un espace. Si une couleur ne lui convient pas, il peut lui arriver de la recouvrir, mais cela n’est pas systématique, et, surtout, le recouvrement n’est pas total, laissant apparaître la couleur passée dans un premier temps. Sa pratique relève de l’expérimentation. Le but n’est pas d’arriver à une composition parfaite, soigneusement harmonieuse et équilibrée. Au contraire : l’artiste cherche à créer des tensions au sein de la toile, des vibrations, des rapports de forces, des « affrontements » (selon la formule de Frédérique Valabrègue, dans le catalogue de l’exposition au Château de Ratilly). Le résultat n’est pas garanti à coup sûr. C’est l’artiste qui décide : soit la toile est réussie, soit elle est ratée, dans ce cas, il la détruit purement et simplement, puis en recommence une autre. Le ratage fait partie de la démarche, le rebus en est une conséquence inévitable, il est assumé comme nécessaire. Quand une toile est-elle jugée réussie ? Lorsque la tension recherchée entre les éléments est bien marquée, qu’ils vibrent, entrent presque en collision, se mesurent, se font face, donnant à voir l’acte de peindre, saisi sur le vif.
Demozay déteste la facilité. La boucle pour lui n’est jamais bouclée. Formes et couleurs sont toujours à rejouer. Il n’y a pas de solution définitive. Ni de rapport de continuité d’un tableau à l’autre. Le jeu demeure ouvert. Toujours à recommencer. Avec toujours moins de moyens et toujours plus d’exigence. Simplifiant, épurant, dépouillant, Demozay se complique la tache, mais de la sorte, il cherche à s’élever. Plus la difficulté s’accentue, plus le travail se fait ardu, plus la réussite, lorsqu’elle survient, est grande. Cette exigence est une caractéristique du peintre, un trait de style et de caractère. On pourrait dire une éthique.
Demozay est un homme discret. Un peintre rare. Qui vit en retrait, à la campagne (dans le Var, près de Draguignan). Loin des villes, où, dit-il, il ne peut rester longtemps. Peu enclin à se mettre en scène. A rechercher le succès à tout prix. Occupé à faire exister sa peinture. A lui donner toujours plus d’intensité. Conviant, de la sorte, le spectateur à faire de même : à fuir le spectacle du monde et de ses représentations, pour laisser advenir une beauté simple et forte, que le peintre inlassablement, s’efforce d’arracher au néant.
Leave a Reply
Want to join the discussion?Feel free to contribute!