Denis Castellas
Les chemins de la peinture
En 2010, Denis Castellas a passé une année à New York. Début 2011, il était de retour à Nice, avec une seule idée en tête : repartir à New York. C’est là-bas désormais qu’il rêve de poursuivre sa vie d’homme et d’artiste. Pour ceux qui le connaissent depuis longtemps, cela peut surprendre. Bien que né à Marseille en 1951, Castellas a toujours vécu et travaillé à Nice. Pour rien au monde, il n’aurait quitté la ville, refusant, par exemple, d’aller s’installer à Paris, comme l’ont fait certains autres artistes, espérant trouver dans la capitale plus d’opportunités. Et puis, il y a eu New York, une vraie révélation pour Castellas, qui en parle avec émotion et bonheur. La mégapole américaine lui a donné une nouvelle énergie, de nouvelles sources d’inspiration. Il utilise désormais l’acrylique au lieu de la peinture à l’huile. Cela, dit-il, lui permet d’aller vers plus d’abstraction, de légèreté, de transparence.
Ces évolutions ne sont pas surprenantes. Elles sont dans la logique d’une démarche qui refuse d’être figée, arrimée aux mêmes procédés qu’elle se contenterait de reproduire. Castellas se dit sensible aux circonstances de sa vie personnelle comme aux évènements du monde. Ils ont rythmé tout son parcours. Son retour à la peinture en 1997, après une longue période consacrée aux installations et aux objets, correspond à une rupture avec un passé récent et douloureux. La peinture lui a permis d’en faire le deuil et de prendre un nouveau départ. De surcroît, l’espace du tableau lui offrait, assure-t-il, une plus grande liberté que les installations où il devait tenir compte des contraintes inhérentes au lieu. Après une magnifique exposition au Musée Picasso d’Antibes, en 1999, il a pu amorcer une nouvelle carrière. Détestant les matières épaisses et les palettes tonitruantes, il construit ses toiles sur le mode du cheminement. Rien n’est jamais arrêté d’avance ou décidé une fois pour toutes. La peinture en train de se faire est ouverte au hasard, aux concours de circonstances.
Castellas ajoute ou retranche au gré des sensations et du chemin déjà parcouru. Il juge des rapports des couleurs et des objets, dans le cadre de la toile. Si cela tient, il le garde, sinon, il recommence. Le motif ou les thèmes lui viennent d’images glanées dans les journaux, les magazines, les films ou les livres. Il puise aussi dans sa culture artistique qui est grande, dans ses lectures ou sa culture musicale. Il a fait ainsi une place de choix à des écrivains comme le poète portugais Fernando Pessoa à qui il a dédié une étonnante série de toiles. Il a aussi consacré une série de portraits de format réduit à des personnalités connues, qu’il a présentée au MAMCO de Genève, en 2009. Puis il s’est intéressé à Antonin Artaud. Il poursuit ainsi un dialogue récurrent avec des personnages emblématiques, dont il questionne l’œuvre et la place dans l’histoire, ainsi que le rapport qu’il entretient avec eux et leur travail.
Reflets multiples
Début 2011, il a démarré une série de toiles autour de la photo d’un « performer » qui, dit-il, peut tout aussi bien fonctionner comme un auto-portrait. La silhouette de ce personnage occupe le centre des toiles, il tend un avant-bras, une main ouverte, dont la paume est tournée vers le spectateur. Il a l’air de nous dire : voici mon œuvre, mais on peut interpréter son geste autrement, rien ne l’interdit. Tout autour s’orchestre un jeu de couleurs, de lignes et de figures qui se distribuent dans l’espace sans rapport anecdotique ou narratif apparent. Seul le peintre possède la clé, à supposer d’ailleurs qu’il contrôle tous ses choix, même s’il a toujours ses raisons. Par exemple, s’il a placé là un visage de femme, trouvé dans Vogue, mais qui lui rappelle les photos d’August Sander, c’est, explique-t-il, parce qu’il y avait un espace qui s’y prêtait. Bref, on retrouve tout l’art de Castellas à déduire les éléments de sa toile, selon les correspondances qui s’établissent entre eux et les idées qu’elles font surgir dans son esprit. Le tableau, une fois achevé (l’est-il jamais vraiment ?), se présente comme un cryptogramme que le peintre, amusé et joueur, propose à la sagacité du spectateur. Celui-ci est pour le moins désarçonné par cet écheveau d’images multiples sans lien de cohérence apparent. Plongé dans la perplexité, il est condamné à se questionner à l’infini sans autre résultat que d’être happé dans un vertige visuel, orchestré de main d’expert par un Castellas narquois. À vouloir à tout prix trouver du sens, on se heurte en effet au mutisme du peintre. Qui n’infirme, ni ne confirme, et pourrait très bien relancer le jeu, d’un trait de pinceau supplémentaire, en ajoutant un personnage ici, un visage là, ou une jambe de déesse, ou un escarpin de femme, ou bien alors, en commençant un autre tableau, reflet du précédent, reflet de reflet de reflet… Jusqu’à ce que l’on comprenne que ce qui est en cause, c’est la représentation et le jeu de miroirs qu’elle autorise. Devant ces figures perpétuellement décalées et connotées, on ne peut s’empêcher de songer à la fin de la « Dame de Shangaï », le film d’Orson Welles (une référence que ne désavouerait pas Castellas, amoureux de cinéma comme de peinture, de littérature et de musique), où les personnages, perdus dans une foule d’images démultipliées par un jeu de miroirs ne savent plus très bien distinguer le réel de ses reflets. Pour cela — et c’est ce qui se passe dans le film de Welles — , il faudrait briser le miroir de la peinture et rentrer dans le roman noir de la réalité : un coup de feu, les miroirs tombent en morceaux et l’héroïne est foudroyée par la violence ordinaire, juste avant de nous crier par la bouche de Rita Hayworth : « I don’t want to die ! I don’t want to die ! » Et si, grâce à Denis Castellas et à ses tableaux énigmatiques, la peinture était le dernier rempart, fragile barrage, armure dérisoire du peintre Don Quichotte contre la mort et la fatalité ? Le dernier cri de Rita Hayworth, hurlant à ses meurtriers : « Je ne veux pas mourir ! Je ne veux pas mourir ! » ? Les tueurs sont là, pourtant, on les sent qui rodent, cachés dans l’ombre de la réalité, mais neutralisés (pour combien de temps, encore ?) par les méandres subtils de la peinture, qui assure, de la sorte, sa survie et permet à « La Dame de Shangaï » de ressusciter pour venir hanter, dans son long fourreau de satin scintillant, nos rêves et nos désirs.
Leave a Reply
Want to join the discussion?Feel free to contribute!