Cynthia Lemesle & Jean Philippe Roubaud
La peinture à deux
Créer, peindre, signer une œuvre à deux, ce n’est pas évident. Cynthia Lemesle et Jean-Philippe
Roubaud ont surmonté les difficultés inhérentes à ce type de fonctionnement : au fil des ans et de la pratique, ils ont réussi à former un duo d’artistes qui a su s’imposer sur la scène artistique contemporaine. Comment font-ils pour si bien s’entendre ? La formule magique qui les unit tient en trois mots : jeunesse, talent et affinités artistiques. Jean-Philippe est à l’évidence l’enfant de son époque. Sa culture est kaléidoscopique. Elle zappe sans hésitation de la grotte de Lascaux au numérique, en passant par la Renaissance flamande et Marcel Duchamp… « Une partie de ma pratique, écrit-il en 2000, au début de sa carrière artistique, consiste à feuilleter des ouvrages et d’aller d’une image à l’autre. C’est le fait de pouvoir franchir quatre à cinq siècles en tournant une page qui a conditionné ma façon d’appréhender les références de manière transhistorique ». Quand il rencontre Cynthia Lemesle, sur les bancs de la Villa Arson, à Nice, il ne tarde pas à dialoguer avec elle. Tous deux ont quasiment le même âge. Elle est née à Paris en 1974, lui, à Cannes, en 1973. Et ils partagent une même passion, celle de la peinture et plus généralement de l’art, de tous les arts : sculpture, vidéo, cinéma, installation… N’allez surtout pas leur parler de la mort de la peinture, de mélancolie « fin de siècle », ils s’en moquent comme d’une guigne. Ils sont jeunes et ils sont fous, de cette folie qui a envie de déplacer des montagnes et de changer le monde… artistique. Écoutons Cynthia, en 1998 : « Je ne fais pas de peinture abstraite. Je ne fais pas de peinture figurative… Je ne fais pas des peintures, mais des tableaux dont la mise en œuvre peut recourir aux moyens de la peinture… En jouant la signification contre la signification, je cherche du sens improbable. Du sens-surprise. De mon propre fonctionnement naît l’étonnement, et avec lui le plaisir qui, de ce que chaque nœud peut devenir un des brins du prochain, ne s’altère pas et se reconduit… »
Très tôt, ils partagent le même atelier, prennent l’habitude de travailler ensemble. Chacun crée de son côté, mais demande toujours son avis à l’autre. Le dialogue est si constructif que, bientôt, le travail de l’un s’entremêle à celui de l’autre. Et au milieu des années 2000, leur décision est prise : désormais ils co-signeront leurs œuvres. Lemesle & Roubaud succèdent à Lemesle ou Roubaud.
Peindre comme on cuisine
Les voilà donc mariés, artistiquement parlant, car, dans la vie, ils ne forment pas un couple, chacun a sa vie sentimentale et sa vie de famille. Ils ne se retrouvent que pour créer. Leur atelier est installé aux Entrepôts Spada, à Nice, dans un ancien appartement avec salon, salle de bains, chambres, toilettes, belle terrasse et, bien sûr, cuisine. Important, la cuisine, car notre duo affectionne la métaphore culinaire pour expliquer son travail. « Nos peintures, écrivent-ils en 2006, nous les faisons comme l’on fait la cuisine : de saveurs mijotées, de liaisons, de poivrades, d’arrêts subits, de temps de pause… Elles se dressent lentement, comme des plats délicats, pour que leurs parfums ne se contrarient pas. Parfois, elles se démoulent simplement et se laissent déguster, comme un enfant goûte une sucrerie, lentement, en suspendant le temps d’un bonheur exclusif. Et comme chacun sait, c’est meilleur avec les doigts. »
Pas de bonne cuisine sans bons produits. Lemesle & Roubaud s’en vont chercher leurs matériaux auprès des meilleurs fournisseurs. Ils puisent d’abord dans l’histoire de l’art. Ils sont fous de Renaissance allemande et flamande, vouent un culte à Jan Van Eyck, Altdorfer, Dürer, Cranach, le Retable de Grünewald. Ils citent en érudits l’histoire de Zeuxis, l’un des plus grands
peintres de l’Antiquité, père du trompe-l’œil, et celle de Sainte Véronique, qui, après avoir essuyé le visage du Christ avec son voile, vit l’image de ce visage s’y imprimer, et par la suite, devint, ô paradoxe, la patronne des lingères (qui effacent les traces du réel) et des photographes (qui captent le réel en le dématérialisant). Le passé, pour eux, est une mine, une source d’inspiration inépuisable. L’idée de rupture, chère aux avant-gardes, leur est étrangère. « On est de la famille, dans la continuité », dit Cynthia. Ce qui ne les empêche pas de se réclamer de la modernité, depuis Marcel Duchamp et ses ready-mades à Blanky Palermo et ses peintures abstraites. Leur curiosité est insatiable. Elle déborde le champ de l’art pour s’étendre à l’artisanat : papiers peints, céramique, marqueterie, taxidermie, crochet etc. Sans oublier les objets anciens. Ils adorent chiner, dégoter des « vieilleries » qu’ils pourront recycler.
Ensuite, vient la préparation. Ils comparent, rapprochent leurs matériaux, les combinent pour donner naissance à des « plats » inédits. À la peinture, ils associent, selon l’humeur et l’inspiration du moment, objets, strass, paillettes, laque, dorures, résine, oiseaux empaillés etc. Si besoin est, ils font appel à « des artisans d’excellence » comme dit Cynthia : céramistes, carrossiers, taxidermistes… Ils sont ouverts à toutes les formes d’art et d’artisanat car elles stimulent leur créativité. Perfectionnistes, attentifs au moindre détail, ils ne cessent d’apprendre, de progresser, d’assimiler les techniques les plus diverses. Rien ne les arrête. La vieille peinture de papa n’a qu’à bien se tenir. Elle est secouée, emportée par un mouvement tellurique, un tsunami de couleurs, d’idées, de mariages insolites, d’astuces, de jeux de miroirs. Des ailes et des pattes d’oiseaux se greffent sur des grille-pain ; le crochet de grand mère enfante sous les doigts experts de Cynthia, d’étonnants coraux de coton ; les tableaux de la série « Pour Véronique » proposent des motifs décoratifs rappelant des brocards ou des papiers peints avec des effets de drapés, dont on ne sait pas dire s’il s’agit de peintures ou de photographies. Notre duo n’a pas de limites. Son art protéiforme, baroque, caustique, joyeux, déborde d’une incroyable vitalité. Celle de la jeunesse, qui n’a froid ni aux yeux, ni aux idées. Qui veut être Cranach ou Dürer ou rien ! À vous de déguster, le repas est servi. Et comme le disent nos deux peintres-cuisiniers, aussi habiles à manier les mots que le pinceau : « À chacun d’y voir ce qui le regarde… »
Leave a Reply
Want to join the discussion?Feel free to contribute!