Bernard Pagès
Danse avec la matière
Sorti de Nice, on remonte la vallée du Paillon. Le paysage lentement change. Il est rendu à la nature : buissons, rocailles, forêts, ciel pur. Passé La Trinité, la vallée se rétrécit encore. Direction la Pointe de Contes, puis l’Escarène et après avoir serpenté sur une route où les habitations se font rares, on atteint la Fontaine de Jarrier. Un bouquet de maisons décharnées, plantées au bord de la route. Là-haut, on aperçoit une étrange flèche de métal ondulant contre le bleu du ciel. Pas de doute possible : on est chez Bernard Pagès. On grimpe un cours chemin de pierres et on découvre une maison toute simple aux couleurs ocres. Elle campe au pied d’un vaste cirque de rocaille, d’herbes sèches et d’arbres aux frondaisons dansantes. Tout autour, se dressent des sculptures qui semblent rythmées par la courbe des arbres. La plus haute, c’est celle dont on a aperçu le sommet, d’en bas, en arrivant : Acrobate au grand fusain, un tronc de pin calciné fixé sur un socle de pierre et surmonté d’un ruban d’acier. C’est l’une des plus hautes réalisées par Bernard Pagès : elle culmine à 8,1 mètres. Derrière la maison, deux hangars : l’atelier de Pagès et l’entrepôt où il range ses œuvres. Devant le premier hangar, ouvert à tous vents, des œuvres en chantier : un « Pal » dont l’éperon de cuivre est monté sur une sorte de sphère en fer rouillé, et des lettres en métal qui forment le mot « SCULPTURE ». Un mot qui résume la vie de Bernard Pagès. Le lieu à lui seul condense son style ou tout au moins l’esprit qui l’anime : vif, minéral, rustique, dépouillé, essentiel, pourrait-on dire. On est loin des roueries frelatées de Nice la touristique, du bruit et de la fureur des cités modernes. Natif de Cahors, où il a vu le jour le 21 septembre 1940, Pagès est venu très tôt sur la Côte d’Azur. « J’ai rencontré une Niçoise, raconte-t-il, je me suis marié et je suis venu ici. » D’emblée, il fuit la ville, il s’installe dans l’arrière-pays niçois, à Coaraze, puis à la Fontaine de Jarrier. Et il y est resté. Auparavant, il a fait un passage à Paris où à 20 ans, il s’est inscrit
à l’Atelier d’Art Sacré. Il est d’abord peintre, mais après une visite à l’Atelier de Brancusi, reconstitué et présenté au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, il s’oriente vers la sculpture. Pas la sculpture classique et ses matériaux de prédilection : le marbre ou le
bronze ? Non, une sculpture inédite qui utilise des matériaux pauvres : paille, tôle ondulée, branchages, gravier, briques, etc. D’emblée, Pagès cherche à se libérer de la tradition, notamment du socle, la base classique de la sculpture. Son travail investit l’espace, refuse de se limiter. Il rejoint naturellement les préoccupations des Nouveaux Réalistes, qui utilisent toutes sortes d’objets venus de la société de consommation, mais aussi du groupe Supports-Surfaces, qui, dès la fin des années 60, affirme le primat du matériau et du geste sur le sujet. Pagès y participe brièvement. Mais, très vite, il retrouve son indépendance. Et ses convictions : « La toile, la feuille de papier sont des choses codées qui ne me satisfont pas et me laissent sans appétit. Le reste est au contraire quelque chose de toujours émouvant. Quelque chose, chaque fois, de merveilleux… Les contraintes du bois et de la pierre sont authentiques et acceptables alors que celles imposées par la culture me sont toujours insupportables. »
La force fragile
Liberté, donc. Des matériaux, venus de la terre, mais aussi de l’industrie et de la paysannerie : ciment, plâtre, ferraille, cuivre, bois, parpaings, bidons, briques, etc. Liberté des moyens : Pagès travaille avec les « moyens du bord », ce qu’il trouve à sa portée, ce que lui suggère son ingéniosité. Liberté du geste : Pagès invente, explore, plie la matière au jeu de son inspiration. S’engage entre elle et lui, une sorte de corps à corps, une joute physique qui mobilise aussi bien l’esprit que le corps. Il commence par dresser un inventaire de ses matériaux de prédilection, à les assembler, à les combiner, à les classer. En 1969, il présente une déclinaison du rapport Briques/Bûches à Nice et à Bordeaux, puis en Italie, à Brescia, où il propose aussi des combinaisons de carrelages et gravier. Au début des années 70, il réalise des séries de « Piquets », des tas de gravier, explore les états d’un « Fil de fer recuit », crée des séries d’ « Assemblages ». Son travail s’accommode merveilleusement de la nature. Dès 1978, il y réalise des installations. Au Centre Américain de Paris, il présente un lit de 1200 briques. À Auzole dans le Lot, il crée un quart de cercle d’herbe calcinée et dans la forêt de Neuenkirchen, un grand parcours coloré. Il exploite aussi les ressources de la maçonnerie avec des colonnes où il expérimente un mélange de matériaux aux couleurs douces et aux rythmes envoûtants. Il utilise aussi des bidons puis des buissons de fer et donne naissance à des « Arêtes », sortes de poutres anguleuses d’où il fait surgir des végétations de ferraille. À partir des années 80, ses sculptures se font plus monumentales. Ce sont les « Pals », sortes de pieux en bois ou en métal basculant sur leur base comme des rocking-chairs. Ou les « Surgeons », lamelles d’acier
colorées qui s’ébrouent comme de réjouissants bourgeonnements. Ou les « Dévers », poutres de fer penchées qui semblent en équilibre instable. Ou encore des « Cariatides » de fer dansant sur leur socle de paille, des « Acrobates » de métal jonglant avec le vide. Tel un Titan, Pagès se joue de la pesanteur, arrache des HEA pesant des tonnes à leur masse inerte pour les tordre et les faire onduler sur le ciel comme des banderoles ou des rubans. Sous sa main obstinée et joueuse, la lourdeur se fait légèreté. Le brut, la rouille riment avec des colorations intenses. La solidité, la puissance semblent en déséquilibre. La beauté naît de la précarité, la forme artistique surgit du rien, du peu, sans renier ses origines modestes. Le propos classique de la sculpture est inversé, un langage nouveau s’expérimente à chaque création, composant une œuvre parmi les plus marquantes de l’art contemporain : « Pagès, écrit sa compagne, l’écrivain Maryline Desbiolles, ne retient pas le mouvement en le figeant une bonne fois pour toutes, il donne du mouvement à ce qui n’en a pas, tant et si bien que la pierre, le bois, le béton ou le fil de fer acquièrent la fragilité de la chair, l’incertain du vivant. »
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