Dominique Angel : à propos de Nice
Né en 1942 à Briançon, Dominique Angel développe une œuvre protéiforme qui associe sculptures, dessins, vidéos, installations, performances, écriture d’essais et de romans. Pendant plus de 30 ans, il a aussi enseigné à la Villa Arson, l’Ecole niçoise d’Art Contemporain. Installé d’abord à Nice, il vit à Marseille depuis le début des années 90. Son travail artistique comme son engagement dans l’enseignement et les lieux artistiques alternatifs en font un acteur et un témoin privilégié de l’art contemporain sur la Côte d’Azur.
Michel Franca : vous avez combiné pendant plus de trente ans, le métier d’artiste et celui d’enseignant. Quand et comment vous êtes-vous engagé dans cette double carrière ?
J’ai fait mes études aux Arts Décoratifs à Nice. L’Ecole se trouvait alors rue Tondutti de l’Escarène. J’avais 15 ans. A l’époque c’était possible. Je venais de passer mon certificat d’études. J’habitais à Biot. Je suis arrivé à l’Ecole en short. La première chose que je vois, c’est une femme nue sur une sellette. Le soir, je rentre au village et je montre mes dessins aux copains. Ils me disent « non ce n’est pas vrai, tu as fait ça d’après photos ». Ils n’ont jamais voulu croire qu’il y avait une femme nue sur une sellette. J’ai fait 3 ans d’études aux Arts Décoratifs. Juste une anecdote, concernant cette période, le magasin de Ben qui venait d’ouvrir a été important pour moi du point de vue de la posture de l’artiste. Il était situé juste à côté des Arts Décos. Je me souviens d’y être allé avec ma sœur que je voulais impressionner. J’avais échangé un 45 tours contre la paire de tongs que j’avais aux pieds. J’étais rentré à Biot en car et pieds nus. C’était aussi l’époque de Picasso, de l’art moderne. Il avait une influence considérable, mais si tu parlais de lui à l’école d’art, tu te faisais virer.
Après avoir fait les Arts Décoratifs à Nice, avez-vous commencé à travailler tout de suite ou avez-vous décidé de poursuivre vos études ?
A 18 ans, je suis monté à Paris. A l’époque, si tu voulais être artiste, il fallait monter à Paris. J’ai donc fait les Beaux Arts. C’était la fin de la guerre d’Algérie. Je me suis retrouvé avec des gens comme Parmentier, Buraglio, Kermarec, Castro et d’autres … On était tous aux Étudiants Communistes. On formait un cercle où il y avait des gens qui sont aujourd’hui des artistes reconnus. On était engagés politiquement. On militait beaucoup. Par la suite, on s’est fait virer du PC ou on l’a quitté en 68. Les uns sont devenus trotskistes, d’autres pro-chinois. A l’époque, l’activité intellectuelle et artistique n’était pas coupée en rondelles. Elle comprenait aussi la réflexion et l’engagement politiques. C’était très différent de ce qui se passe aujourd’hui. Et puis il n’y avait pas de sectarisme dans l’art comme il a pu y en avoir après. Toutes les tendances coexistaient. On aimait Hantaï, Nicolas de Staël (je ne sais plus quoi en penser maintenant). Son suicide lui donnait une aura romantique qui le rendait encore plus attractif. On découvrait aussi l’art américain. On était tous venus soutenir comme une action politique l’opération BMPT à la jeune peinture. Tout ça coexistait avec les tendances plus traditionnelles issues de l’Ecole de Paris qui étaient enseignées aux Beaux Arts. Au total, je suis resté à Paris 13 ans. J’ai vécu en faisant tous les métiers, j’étais d’une famille de fauchés. Un jour, je découvre une annonce dans le Monde pour un concours de recrutement à la Villa Arson, à Nice. J’ai décidé de le passer. J’ai rempli ma vieille 2 CV de divers travaux et me suis présenté devant le jury en étant sûr d’obtenir le poste. Je l’ai eu. C’était en 1974. Nous nous sommes alors installés à Nice avec Geneviève Martin et notre fille Hélène, et j’ai retrouvé mes racines locales. J’ai repris contact avec des copains, des gens comme Gilbert et Jany Pédinielli que je connaissais depuis longtemps. On avait milité ensemble pour l’indépendance de l’Algérie. C’étaient de solides amitiés.
Vous avez été professeur à la Villa Arson à Nice, pendant de nombreuses années. Qu’est-ce que vous a apporté l’enseignement ? Plus généralement, est-ce que les écoles d’art ont joué un rôle dans le développement de l’art contemporain ?
Je suis resté à la Villa Arson plus de 30 ans, de 1974 au début des années 2000. J’ai trouvé ça intéressant en dépit des difficultés. Il y avait des aspects formalistes contre lesquels je me suis insurgé. Par exemple, on ne parlait plus de sculpture et de peinture, mais de volume et de couleur. J’étais ainsi professeur de volume. Pourtant, la sculpture continuait à avoir sa spécificité. On avait tendance à mettre tout sur le même plan. C’était lié à une vision totalement formaliste qui était celle que pouvait avoir l’institution qui se convertissait à l’art moderne et pas encore contemporain. En 2010, j’ai publié un bouquin là-dessus chez Actes Sud « Le sèche-bouteilles, de la fin des avant-gardes à la misère des oeuvres d’art ». En même temps, c’était la période où l’art contemporain entrait dans les écoles, ce qui était une bonne chose. Les enseignants de ma génération ont d’ailleurs été recrutés pour ça. C’était une période faste et agitée. On avait plus de moyens qu’aujourd’hui, nous avons mis en place une nouvelle forme d’enseignement (qu’il serait bon d’ailleurs de remettre en question maintenant). C’était aussi une période assez tendue entre les anciens et les modernes. Ça s’est passé avec des heurts. Le climat de Mai 68 était toujours très présent, surtout chez les gens de ma génération qui avaient beaucoup milité (je militais encore). Il restait l’idée de résistance, la remise en question de l’art, de la morale, de l’enseignement. Pendant quelques années, on a vécu là-dessus. Le Ministère nous a tout de même utilisés à des fins dont on paye les conséquences maintenant. On croyait que c’était la révolution, qu’on prenait le pouvoir qu’on n’avait pas eu en 68, qu’on le prenait symboliquement sur le terrain de la culture. Bien sûr, ça n’allait pas aussi loin, mais c’était intéressant du point de vue du développement de l’art contemporain et d’une pensée critique qui s’est considérablement atténuée maintenant. Ces changements sont passés principalement par la province. Les Beaux-Arts de Paris sont restés très tardivement attachés à la tradition. A un moment donné, avec la décentralisation, on a découvert qu’il se passait des choses en province. Les espaces alternatifs, les espaces d’artistes se sont montés à ce moment-là. Les écoles d’art ont joué un rôle important. La plupart de ces lieux ont été créés en France par des jeunes artistes profs comme nous, des étudiants ou d’autres artistes. C’est une histoire qui a été un peu cachée car beaucoup d’artistes qui ont participé à ces espaces avant d’être dans des galeries parisiennes, l’ont passée sous silence. Dans le Sud, le mouvement a pris de l’ampleur. Il y avait une relation Marseille/Nice avec des expositions qui ont été montées, des rencontres, des échanges. Je me rappelle d’une expo qu’on avait faite dans le cadre du Festival d’Avignon. Sur Nice, il y avait Calibre 33, Atelier 8, et des groupes de Marseille. Il y avait entre nous une grande diversité de tendances, de pratiques.
C’est ainsi qu’est né Calibre 33, auquel vous avez participé. Comment le groupe s’est-il formé et quelles étaient ses activités ?
Au début, il y a eu un groupement revendicatif. On avait repris une espèce de syndicat d’artistes dont j’ai été un moment le président. Il regroupait 70 à 80 artistes dont une bonne partie ont été à l’origine des espaces alternatifs. On avait mené des actions en direction de la municipalité. Je me souviens qu’on avait bloqué le directeur de la culture, occupé son bureau et obtenu un local. Après ça, on s’était dit qu’on allait monter un lieu d’artistes, au départ avec Gilbert Pédinielli, Geneviève Martin, Daniel Farioli, plus Jany Pédinielli, Jean Pierre Lombard et Daniel Tordjman qui n’étaient pas artistes. Ensuite sont venus Alex Salicetti et un temps Serge III. J’avais un copain médecin qui était radiologue à l’hôpital de Cimiez. L’hôpital disposait de beaucoup de locaux. Mon copain m’en avait proposé un. Il faisait 200 mètres carrés. C’est ainsi que Calibre 33 est né. Au début, on a partagé le local en deux : une partie galerie, une partie atelier. On a commencé comme ça. C’était en 1978, 1979. A Nice, d’autres lieux se sont montés, Atelier 8 avec Thupinier, Lanneau … un autre, lieu 5, avec le groupe 70 autour du critique/écrivain Raphaël Monticelli, l’Arleri avec Alain Leloup et Michou Strauch. On était regroupés par affinités artistique, politique, amicale. Nous avons pour notre part développé un travail expérimental autour de l’installation, la performance et la vidéo. Le débat était permanent, c’était plutôt animé. On a édité des fanzines. On a développé beaucoup d’échanges avec les lieux qui se montaient un peu partout en France, en Europe, au Canada. Nous avons travaillé avec d’autres groupes, en particulier le CRAP à Saint Raphaël. On communiquait entre nous, on s’invitait les uns les autres. On a participé à des états généraux, un qui s’est tenu à Tours, un autre à Bordeaux, à des rencontres d’artistes ou des manifestations au Portugal, à Paris, à Nuremberg… Nous avons invité beaucoup d’artistes de Nice et d’ailleurs à exposer. J’ai monté un certain nombre de projets avec mes étudiants de la Villa Arson. A une époque, je les ai fait venir à Calibre 33. On travaillait sur place et on y exposait les travaux réalisés à la fin. Le directeur de la Villa Arson était fou furieux.
Beaucoup de ces centres d’artistes dont vous parlez ont peu à peu disparu dans les années 90. C’est le cas de Calibre 33. Comment cela s’est passé ?
Ces centres d’artistes ont décliné après l’arrivée de la gauche au pouvoir et la création des centres d’art qui se sont montés un peu partout avec souvent des anciens des lieux d’artistes. Beaucoup de gens des lieux alternatifs se sont ainsi retrouvés dans des institutions, y compris dans les arcanes ministériels. Petit à petit, ils nous ont enterrés, après que des chargés de mission en tous genres se sont déplacés dans toute la France. On nous a dit plus tard que c’était sous la pression des galeries, qui nous considéraient comme des concurrents. Ce qui était totalement ridicule. Certains lieux alternatifs se sont d’ailleurs transformés en galeries. Et puis, il y avait un retour de l’individualisme. Ça a beaucoup joué. Nous, on ne voulait pas devenir galeristes. On s’est donc dit on va transformer le lieu en galerie, mais on va le donner en gestion à une condition : qu’on soit artistes de la galerie. Les gestionnaires pouvaient prendre d’autres artistes s’ils le voulaient, mais ils devaient nous garder. La chose n’a pas vraiment marché, faute de moyens, et puis, nous avions pris de mauvaises habitudes. Pendant un temps, nous avons formé un autre groupe, Media Stock Productions, axé plus particulièrement sur la vidéo, avec Raoul Hébreard, Geneviève Martin, Josée Sicard, Jean-Michel Bossini et moi-même. On a encore organisé un certain nombre de manifestations autour de la sculpture à Calibre et puis on s’est sabordés en 1992. On s’est dit : tout ça ne veut plus rien dire, on arrête. On a été parmi les premiers à se regrouper, et parmi les derniers à fermer. Je dois ajouter que, sous l’ère Médecin (maire de Nice jusqu’en 1990, ndlr), nous avons toujours refusé les subventions municipales pour des raisons politiques. Pour ma part, j’ai même refusé de participer à l’exposition officielle Nice-Berlin à laquelle j’étais invité. Je crois me souvenir que Flexner avait également refusé.
Qu’est ce que vous avez fait après la dissolution de Calibre 33 ?
J’ai suivi le mouvement. J’ai évolué. J’ai commencé à défendre un peu plus mon travail. Et surtout, j’ai quitté Nice pour Marseille. J’avais de plus en plus le sentiment qu’à Nice, on se trouvait dans un cocon, bien installé. Il fallait se remettre en question. Cela se confirme aujourd’hui, avec le recul. Il y a une vie niçoise/niçoise, qui est un peu enclavée, pour des raisons géographiques, mais aussi pour d’autres raisons, qui tiennent à son histoire. Et puis il y avait la question des ateliers. On n’arrivait pas à en trouver, qui soient à un prix raisonnable. Nous avons finalement décidé avec Geneviève de venir nous installer à Marseille qui était en pleine effervescence. On a trouvé tout de suite ce qu’il nous fallait et un milieu artistique particulièrement accueillant. C’est une qualité de cette ville. Tu t’installes à Marseille, tu es aussitôt marseillais. Ici, à Nice, c’est différent, si tu viens d’ailleurs tu demeures toujours de là ou tu viens. A Marseille, nous avons très vite été intégrés, avec une nouvelle génération d’espaces qui avaient une dimension plus institutionnelle. Cela dit, je suis resté professeur à la Villa Arson. J’ai ainsi gardé des liens importants avec Nice et participé à la vie intellectuelle et artistique locale. J’ai pu voir la situation évoluer. Les choses ont changé énormément du point de vue de l’idéologie. Le travail n’est pas fondamentalement différent de celui de la période où j’ai commencé à enseigner à la Villa. On retrouve à peu près les mêmes fondements esthétiques. Par contre, il y a eu des changements idéologiques qui m’ont inquiété. Mais ces changements qui concernent l’ensemble du milieu artistique et traversent toute la société, nous en sommes un peu le reflet. Ce qui a changé ce ne sont pas tellement les approches esthétiques (d’autant plus que cela fait maintenant un siècle que l’on travaille sur les mêmes formes données par les avant-gardes), mais le discours, la manière et le rôle décisif que l’on fait jouer à l’artiste au sein de l’idéologie marchande.
Vous continuez à avoir des liens avec d’autres artistes, des associations ou des groupements artistiques. Pourquoi ? Est-ce important pour vous?
Pour moi, oui, c’est important, nécessaire à la création, à la remise en question des idées. C’est vital du point de vue de la vie intellectuelle, sociale et politique, Cela replace l’artiste dans un contexte qui n’est pas uniquement celui du marché de l’art. Se contenter dans la pratique de cette idéologie là est préjudiciable à l’activité intellectuelle. Il est important, me semble-t-il, que les artistes puissent à nouveau peser sur la vie intellectuelle comme ils ont pu le faire avec bonheur à d’autres moments. Nous avons peu à peu été éjectés sans le voir de ce terrain là. Il est anormal, me semble-t-il, de monter des expositions entières justifiées par la seule présence du commissaire flanqué d’un thème à dormir debout.
Dans le contexte actuel, comment organisez-vous vos expos ou la diffusion de votre travail ? Passez-vous par une galerie ?
Seulement de manière épisodique. J’ai du mal avec ça, je ne sais pas comment travailler avec une galerie et comment faire avec l’exploitation paternaliste 19ème siècle qui prévaut dans ce genre de transaction. La situation des artistes a considérablement changé sans que les marchands en aient tenu compte. J’ai présenté mon travail dans des musées, des centres d’art, des festivals, des symposiums, des galeries marchandes et associatives, souvent à l’occasion de résidences où des pièces sont produites. C’est dans ce genre de bricolage que j’ai trouvé, pour moi, la plus grande liberté de création dans le contexte actuel. Je parviens à vendre une pièce de temps en temps, à faire éditer des livres et des catalogues, à organiser des manifestations avec d’autres artistes. J’expose parfois à l’étranger, au Canada en particulier. Un projet en amène un autre. Quoi dire d’autre ?
L’environnement de l’art contemporain a considé-rablement évolué depuis les années 80/90. Qu’est ce qui, selon vous, a changé par rapport à cette époque ?
Ce qui a changé, c’est surtout d’être parvenu à une exacerbation de l’individualisme, à une sorte de concurrence négative entre les artistes. C’est un phénomène général. Ça ne concerne pas que le milieu artistique qui a suivi l’évolution de la société, même s’il a un peu résisté à travers certaines initiatives. Les orientations du marché de l’art déterminent de plus en plus les politiques d’exposition des institutions artistiques. Je constate également la disparition des tendances. Elles continuent à exister bien entendu mais quand un artiste fait un peu la même chose qu’un autre, on cherche à savoir qui a copié l’autre. On ne se pose pas la question de savoir si un nouveau courant et des remises en question sont en train d’apparaître. J’ai plus le sentiment, en ce qui concerne les expositions, d’assister à un phénomène d’aplatissement, à un formatage des œuvres. On a transformé la parole de l’artiste en stratégie de communication. Depuis ces années-là, je vois peu d’évolutions formelles. Beaucoup de choses fonctionnent sur des effets de style soutenus par un discours, un peu comme si les formes s’étaient vidées de leur contenu.
Leave a Reply
Want to join the discussion?Feel free to contribute!