Sandra Lorenzi
les mots et les choses
Les concepts et les objets. Ce sont les deux sources d’inspiration de Sandra Lorenzi. Elle commence par faire khâgne et hypokhâgne, en Lettres Modernes, option philosophie, au Lycée Masséna de Nice. D’où son attrait pour les grands systèmes de pensées, mais aussi plus largement pour tout ce qui touche à l’écriture : littérature, poésie, sciences humaines… Elle s’intéresse aussi bien à Héraclite qu’à René Char, aux haïkus qu’à Borgès ou Burroughs, aux études sociologiques qu’aux romans de science fiction, de Philip. K. Dick à James Ballard. Elle aurait pu devenir professeur ou écrivain. Mais cela ne l’intéressait pas. Depuis toujours, elle considère qu’elle est artiste. « Car, dit-elle, cela ne se décrète pas. C’est un état plus qu’une vocation. On peut le détecter lorsqu’on prend ses jeux d’enfant trop au sérieux. C’est un signe qui ne trompe pas. » Après le lycée Masséna, elle entre donc à la Villa Arson, l’Ecole Nationale Supérieure d’Art Contemporain de Nice. Elle y apprend les techniques artistiques, sans pour autant renoncer à la philosophie et à la littérature. Pour elle, l’art ne saurait aller sans les mots. Cependant, elle ne se définit pas comme une « artiste purement conceptuelle » rattachée aux grands courants de cette esthétique. Elle s’en éloigne au contraire par son goût prononcé pour le sensible. Les idées, pour elle, doivent se concrétiser, prendre corps à travers des volumes ou des installations. « Grâce à mon double cursus, dit-elle, Beaux-Arts et philosophie, j’ai conservé une méthodologie propre au travail de la théorie : l’hybridation des concepts. La matérialisation de « l’objet de pensée » est donc primordiale pour moi, et qu’elle s’exprime à travers le verbe ou la glaise, le geste fait toujours état d’un questionnement, d’une réflexion ouverte et critique, contre le principe même d’une réduction en art. »
Dès sa sortie de la Villa Arson, en 2009, elle bénéficie d’un atelier d’artiste municipal où elle peut travailler. Très tôt, cependant, elle quitte Nice pour Paris. Cela lui permet de conforter sa pratique artistique, grâce aux contacts et aux opportunités que Paris peut lui procurer. Mais elle vient toujours à Nice, où elle a conservé un atelier, et, une semaine sur deux, elle va à Toulouse, où elle est professeur aux Beaux-Arts.
Le monde en question
Les installations de Sandra Lorenzi arrachent le visiteur au monde ordinaire dans lequel il est habitué à vivre. Elles bousculent les codes et les normes communément admis. Ainsi, « Antichambre » (2011) est un espace cubique, où sont installés une plateforme circulaire et un escalier, qu’on peut emprunter et parcourir en revenant toujours à son point de départ. Au sol et au plafond, des plaques de dibond noir réfléchissant créent l’illusion d’un gouffre, si bien que le visiteur y perd ses repères. Il s’engage alors dans une sorte de parcours initiatique, qui évoque l’Á Bao A Qou, cette créature mise en scène par Borgès dans Les Etres Imaginaires, qui vit sur les marches de la Tour de la Victoire de Chitor, et s’anime lorsqu’une personne commence à gravir l’escalier. Il la suit alors dans son évolution jusqu’à la dernière marche, prenant forme au fur et à mesure que le grimpeur se transforme spirituellement. Sur le mur extérieur face à l’entrée de l’Antichambre, un vers de René Char est inscrit au pochoir : « Oh la toujours plus rase solitude des larmes qui montent aux cimes » (extrait du poème La Montagne déchirée, Les Matinaux).
« Le Cabinet de Réflexion » (2012) évoque le mobilier des cellules de détention, notamment dans les quartiers disciplinaires. Plongé dans une lumière intense et violacée, cet espace « minimal » produit un effet hypnotique sur la personne qui s’y trouve. Véritable « zone cathartique », il évoque « l’interzone » chère à William Burroughs.
Les objets de Sandra Lorenzi provoquent le même « arrachement » au sol des perceptions ordinaires. « Cubilinctus » (2012) est un monolithe de métal qui rappelle celui de « 2001 l’Odyssée de l’espace ». Du vin s’écoule à sa surface, suggérant on ne sait quelles libations qu’il pourrait avoir abritées. « The Ruin’s factory » (2013) est un distributeur automatique vide, accompagné d’une voix récitant en grec ancien l’oraison funèbre de Périclès à l’adresse des soldats morts dans la guerre opposant Athènes et Sparte. On est à l’aube de la démocratie et la voix semble venir de la nuit des temps, comme surgie d’une grotte obscure, d’où le titre de la bande sonore : « The Caveman ».
« L’édifice persistant » (2011) est une cabane de jardin que Sandra Lorenzi a hérité de son arrière-grand-mère. Aux fenêtres, elle a installé des croisillons métalliques qui évoquent des meurtrières. On songe ainsi à « une maison forte », un peu menaçante, mais qui en même temps « ne protège de rien… ». « Spy Fruit, principe de précaution » (2010) est constitué de fruits dans lesquels sont plantés des œilletons, comme s’ils nous observaient ou qu’on cherchait à voir leur intérieur. « Sub rosa, principe de précaution » (2010) sont des sortes de mini-bunkers à usage domestique, des placebos. « Shell » (2011) est une corne d’abondance suintante, qui fait penser à un vestige de la société de consommation. Les « Jizo Gisants » (2008) évoquent des figurines japonaises protectrices, dont le visage a été déformé. « Les Lumières » (2009) est composé d’un porte-cierge où sont placées des bougies reproduisant le buste de Kant. Elles se consument lentement et nous invitent à repenser l’apport de la Philosophie des Lumières.
Sandra Lorenzi collectionne aussi de vieilles cartes postales de la 1er guerre mondiale qu’elle réunit sur des présentoirs après les avoir amputées des mots et des images qui ont trait à la guerre : soldats, morts, ruines etc. « Collectio, 2013- in progress ». Au visiteur d’en réinventer le message.
La prochaine exposition personnelle de Sandra Lorenzi, prévue à la fondation Ecureuil à Toulouse, début 2016, a pour problématique l’utilité sociale et notamment, celle d’une exposition. Elle s’intitule : PQSU, « Pourvu qu’elle soit utile… » Et si l’inutile, ou ce que la pensée dominante présente comme tel, se révélait au final d’une salutaire utilité ?
Leave a Reply
Want to join the discussion?Feel free to contribute!