Loïc Le Pivert
ne rien faire, dessiner
Dans une société où il est fortement recommandé d’avoir un emploi, Loïc Le Pivert (LLP) pratique le dés-emploi. Ou encore la procrastination, qui n’est rien d’autre que l’art de remettre à demain ce qu’on pourrait faire aujourd’hui. Tout petit, déjà, il dessinait. « Mais, précise-t-il, comme une pratique pas pour en faire un métier ». Il lit aussi. Beaucoup. Très tôt il est sensibilisé à la Science-Fiction. « Je fais partie de cette génération Star Wars, à la différence qu’au lieu d’être tombé dans une forme d’adoration en face de ce machin, je m’en suis assez vite détaché au profit de choses qui me semblaient faire plus sens. Captain Harlock (Albator en français) un manga de Leiji Matsumoto, où le héros mélancolique s’oppose à la société du spectacle et des loisirs. Les comics Marvel où les héros se battaient souvent plus contre leurs problèmes personnels que contre une idée toute manichéenne du mal, la culpabilité pour Peter Parker, l’alcool pour Tony Stark, les femmes pour Matt Murdock, le cancer pour Captain Marvel, cancer qui finira d’ailleurs par l’emporter. Le glissement vers la littérature s’est fait avec le cinéma fantastique, Clive Barker et David Cronenberg. Et je suis fan de Flaubert et de J.G. Ballard ! Plus tard, je me suis intéressé aux réseaux sociaux. Je suis toujours « on » sur 5 sites plus ou moins recommandables. » LLP écoute aussi beaucoup de musique (pop, rock etc.) et pratique régulièrement le vélo.
Entre « faire l’armée ou la Villa Arson (Ecole Nationale Supérieure d’Art de Nice) », il choisit d’entrer à la Villa Arson : « J’y ai trouvé les outils qui me manquaient pour comprendre certaines choses (comme la pertinence de la question «qu’est ce que tu veux faire ?»). En sortant de la Villa, c’est vrai que j’ai compris qu’artiste était un métier alors que je voyais ça plus comme un mode de fonctionnement, tout du moins pour moi. La villa aura mis à jour mon mode de fonctionnement et mon rapport au monde. »
Diplômé de l’école en 1998, il commence par être prof dans une école d’art. On imagine sans peine que ça ne lui plaît guère. Il finit par démissionner. Le voilà au chômage. Une période « difficile, dure, un peu raide ». « Régulièrement, j’avais rendez-vous avec une conseillère, raconte-t-il. Elle me demandait ce que je faisais de mes journées. Je me suis mis à lui faire des dessins que je lui apportais, chaque fois que je la voyais. Je lui montrais ainsi que ne rien faire, ça peut prendre du temps… A la longue, j’en ai eu marre de lui apporter des dessins et je les ai mis sur internet. J’ai fait un blog. Comme il fallait faire du texte, j’ai accompagné chaque dessin d’une sorte de commentaire qui peut aller d’une ligne à un paragraphe. » C’est ainsi qu’est né le site de LLP. D’abord intitulé « Aujourd’hui, je n’ai rien fait », il s’appelle désormais « La pratique de la procrastination ».
Artiste malgré lui…
LLP a fini par retrouver un job : il travaille dans un hôtel. Plutôt fastidieux, mais ça ne lui prend que trois jours par semaine. Le reste du temps, il ne fait toujours rien ou plutôt, il continue à dessiner… Au rythme d’un dessin par jour, parfois moins. Il lui arrive cependant d’arrêter pendant plusieurs mois, de mettre son travail en « jachère » : « Lorsque j’ai l’impression qu’il devient facile, il faut laisser les choses se reposer d’elles-mêmes. » Il utilise des feuilles de papier machine de format A4 et un critérium japonais. Il place un tirage d’une photo réalisé au moyen d’une imprimante laser, « donc d’entrée une image très dégradée », sur une petite table lumineuse et il la reproduit avec son crayon sur la feuille de papier. Les photos, il les prend lui-même au cours des nombreuses promenades qu’il fait à vélo : « Elles mettent en scène mon environnement proche, et souvent les gens que je côtoie. Ce qui m’intéresse, ce sont les choses de l’ordre de l’installation, entendue au sens très large. Une nature morte, pour moi, c’est une installation. Quand je fais mes photos et que je dessine, je cherche à prélever des morceaux d’installation dans le réel… Je ne me fixe aucune limite. Je peux faire des dessins assez abjects, très cruels. Je considère que je suis dans la société, ce qui implique que dans mes dessins, il doit y avoir toute la société, des vieux, des jeunes, des handicapés… Ceci dit, les choses ne sont jamais très frontales. Il y a presque toujours une ouverture sur un autre sens caché au-delà de l’apparence sociétale de l’ensemble. Ce qui m’intéresse c’est de voir jusqu’où le regardeur ira. Les dessins parlent souvent d’autres choses que ce qu’ils donnent à montrer. »
Autre avantage du dessin, il est économique : un crayon, du papier machine que l’on peut trouver et transporter partout, une table lumineuse qu’on peut ranger dans un sac, des formats réduits qui autorisent un stockage facile dans un classeur métallique. Pas de gomme. Quand un dessin part mal, LLP ne le termine pas, mais il ne le jette pas pour autant. Il ne s’interdit pas d’exposer un jour ses dessins non finis… Au total, cela fait 2000 dessins depuis 2006. Une sorte de fantastique story-board de notre société, vue à travers un écran, comme des images de BD, de jeux-vidéo ou de cinéma, réalisées au moyen d’un simple crayon.
LLP regarde désormais vers d’autres horizons : la sculpture (il réfléchit sur les origamis qui participent aussi d’un principe d’économie), la fabrication « d’une série de portraits montés sur un badge. L’idée, c’était d’inventorier mes références tout en restant dans une économie de stockage. »
« Ceux qui me connaissent, dit-il, pensent que je suis un Otaku. C’est un mot japonais désignant une personne qui consacre une certaine partie de son temps à une activité d’intérieur comme les mangas, les animes (séries ou films d’animation venant du Japon), ou encore les jeux vidéo liés à la culture japonaise… » Ce qui n’empêche pas LLP de sortir, souvent à vélo, muni de son casque et de sa tenue de cycliste, tel un voyageur dans l’espace, l’un des héros de ces jeux, films, bouquins, entassés dans son appartement, où, de retour de ses périples cyclistes, il retranscrit, ordinateur ouvert, jeux vidéos branchés, musique en alerte, ce qui l’a frappé, intrigué ou révolté, produisant jour après jour, non pas une œuvre, mais quelque chose qui serait comme « le making of d’une production repoussée sine die, comme s’il fallait pour être artiste de demain se garder d’en être un aujourd’hui… »
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