Daphne Corregan
la dialectique du feu
Le mot céramique vient du grec ancien « kéramos », qui peut se traduire par « terre à potier » ou « argile ». C’est l’art du feu le plus ancien, bien antérieur à la métallurgie et à la verrerie. On en retrouve les premières traces au Paléolithique (environ 29000 avant Jésus-Christ). De l’Asie à l’Europe, via l’Afrique et l’Amérique, elle a été pratiquée par des peuples d’origines et de cultures très différentes. Cette diversité a donné naissance à des styles riches et variés. Les buts poursuivis, quant à eux, se retrouvent d’une tradition à l’autre. La céramique peut être rattachée à des pratiques cultuelles : rites, cérémonies, célébrations etc., ou utilitaire : production d’ustensiles à usage domestique : pots, cruches, tasses, jarres etc. Elle est aussi un moyen d’expression artistique, soit de manière incidente, à travers les ornements pratiqués sur les objets sacrés ou domestiques, soit en tant que création autonome affranchie de toute forme d’usage pratique. C’est dans ce champ, vaste et protéiforme, que plonge la céramique de Daphne Corregan. Pour elle, c’est d’abord un rêve d’enfant. Née à Pittsburgh aux Etats-Unis en 1954, elle y prend goût dès l’école. La céramique est en effet inscrite dans les programmes éducatifs américains. En 1970, ses parents, amoureux de la France, viennent s’y installer. Daphne les suit. Plus que jamais, elle se destine à la céramique. Pour se perfectionner, elle entre aux Beaux-Arts de Toulon, de Marseille, puis d’Aix-en-Provence. C’est là qu’en 1977, elle intègre l’atelier de céramique de Jean Biagini. En 1979, elle installe son propre atelier avec Gilles Suffren, sculpteur. « Au début, dit-elle, je voulais être potière. Très vite, j’ai compris que mes recherches reposaient davantage sur l’histoire de la poterie traditionnelle avec son vocabulaire de formes que sur la fonction. J’ai une profonde admiration pour l’art populaire et les Arts décoratifs que je collectionne et qui continuent d’influencer mon travail ». Ses multiples voyages et résidences à l’étranger lui permettent d’approfondir sa technique et ses idées. « J’ai été très marquée, dit-elle, par l’Afrique de l’Ouest et par la Chine. » Son travail brasse ainsi des apports multiples. Des têtes de style africain voisinent avec des décors venus d’Asie ou de la tradition européenne. Certains de ses motifs font penser aux entrelacs des marqueteries de cuivre et d’argent qui ornent le mobilier français de la haute époque. D’autres sont dérivés des créations chinoises de la dynastie Song (960-1279). Passionnée par les tissus, elle est aussi inspirée par leurs broderies et leurs impressions. Aujourd’hui installée à Draguignan dans le Var, elle est invitée dans le monde entier pour des expositions, des séminaires ou des conférences.
Influences & métissages
Ouverture et liberté, c’est la marque du travail de Daphne Corregan. Le conscient, la pensée, l’expérience, s’y combinent en permanence avec le désir, l’envie, l’intuition. Cette respiration fonde une véritable éthique. Corregan ne s’interdit aucune surprise, reste disponible à la survenue de l’autre, qui est extérieur, différent, voire étranger à soi, mais qui est aussi inscrit au plus profond de soi, dans ces régions de l’être qui échappent à la conscience. Ce mouvement imprime sa direction au geste qui façonne la matière, lui donne forme, élan, couleurs, rayonnement. Il en résulte une grammaire formelle d’une étonnante plasticité. La figuration la plus explicite se stylise, se dé-forme pour donner naissance à des expressions abstraites, dont le sens n’est pas immédiat. Du coup, la signification glisse, la fonctionnalité s’estompe, laisse place au nouveau, à l’imprévu, à l’inédit. Les objets utilitaires (bols, jarres, pichets etc.) encore présents dans l’œuvre sont détachés de leur usage ordinaire, pour devenir de pures formes, suscitant les supputations de l’esprit et les fantaisies de l’imagination. Des « contenants » et des volumes libres plus ou moins architecturés suggèrent des possibilités plus qu’ils ne désignent une réalité bien précise. Les personnages sont amputés de leurs corps. Ils se réduisent à de grandes têtes coupées présentées sur des socles de bois. Décorées, peintes, marquées de signes qui évoquent parfois des scarifications, elles font songer à des totems, des figures sacrées. Si la rondeur du crâne, le tracé des lèvres et du menton désignent clairement l’Afrique, il est bien difficile cependant de les rattacher à tel ou tel pays, peuple ou tribu. La palette et les ornements ajoutent à cette fuite hors du sens et de la fonctionnalité. Insensiblement, la conscience et la raison pratique perdent pied, cèdent la place à la rêverie, à la sensualité, à la poésie. Les coloris participent de cette effusion. Ils sont chaleureux, profonds, sensuels. Rythmés aussi. Jouant sur des oppositions entre le dedans et le dehors de l’objet. Exemples : brun rouge à l’extérieur, couleurs claires à l’intérieur. Extérieur blanc, intérieur bleu ciel. Extérieur blanc et noir, fond bleu clair. Même contraste au niveau de l’intensité des couleurs. Les teintes mates dominent. Les brillances, auxquelles nous a habituée la céramique classique, ne sont plus présentes que par touches, scintillent par endroits, par éclairs. Les techniques d’enfumage permettent de griser les couleurs, de les nuancer, de leur ôter une trop « ennuyeuse » uniformité. De la même manière, le dessin des lignes et des contours est brouillé par un infime tremblé ou un léger flou. Ce langage subtil, d’une infinie délicatesse, est habité, constitué, renouvelé à chaque instant, par une pulsation dialectique. Le concret voisine avec l’abstrait, le rêve avec la réalité, le moi avec l’autre, l’histoire avec le mythe, l’individuel avec l’universel. Refusant de se figer dans la « poterie » traditionnelle ou dans une vision d’école stricte et limitative, la céramique de Daphne Corregan s’ouvre à la vie, est en phase avec la vie, dans toute sa richesse, curieuse de tout, mêlant les apports et les intuitions, dans une expression mouvante, en perpétuel advenir, dont le moteur est l’énergie, le désir de créer, symbolisé par le feu, qui est au cœur de l’art du céramiste, et qu’Héraclite considérait comme l’élément fondateur, à l’origine du mouvement perpétuel qui anime le monde et la pensée.
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