Cure d’azote sur la Côte d’Azur
En 1969, Carla Lonzi publie Autoritratto, un recueil d’entretiens réalisés avec des artistes tels que Carla Accardi, Luciano Fabro, Lucio Fontana, Jannis Kounellis ou Cy Twombly entre 1965 et 1969. L’ouvrage, qui passe alors presque inaperçu, présente la particularité de ne pas retranscrire les interviews en suivant leur déroulement chronologique. Contre toute attente, la critique d’art italienne choisit de découper les réponses des artistes et de les réorganiser à travers un montage textuel nouveau comme si ces rencontres individuelles s’étaient toutes déroulées simultanément, créant de la sorte un échange étonnant entre les plus grands artistes du moment. Inversement, Lonzi, qui répugne à l’autorité du discours critique, fait le choix de ne pas intervenir dans la réécriture des textes, laissant aux artistes leur propre parole avec les longueurs, les hésitations, les répétitions, les blancs, mais aussi toute la spontanéité de leurs formulations. Elle inclut à ce dialogue choral ses propres remarques, souvent très développées, qui dévoilent son rapport à l’art. L’ensemble forme un ouvrage aussi atypique qu’audacieux en cela qu’il fantasme sur la possibilité d’un dialogue communautaire dans un milieu individualiste par nature. Il brosse également en creux, ainsi que l’annonce son titre en italien, un autoportrait de Lonzi, comme si l’historienne de l’art qu’elle était avait fait le choix de ne plus observer de distance avec l’objet de son étude. Lonzi écrit ainsi une page intime de l’histoire de l’art de son temps dans laquelle sa voix se confond avec celle des artistes. Au texte sont apposées des reproductions d’œuvres et des photographies issues des archives personnelles des artistes et de la critique dans lesquelles la sphère publique se mêle à la sphère privée, contribuant ainsi à redéfinir les règles de l’écriture de l’histoire de l’art. Cet ouvrage contestataire, paru dans un contexte où la critique est largement masculine, sera sa dernière contribution à l’art, Lonzi ayant choisi la voie du féminisme à travers le collectif Rivolta femminile qu’elle fonde cette année-là et dont elle deviendra une des figures emblématiques.
Il y a dans la dimension fragmentaire et expérimentale du livre de Lonzi une posture d’ouverture à rebours de toute hiérarchie entre le critique et l’artiste qui fait non seulement écho à mon parcours personnel, mais également à ce second tome « d’Impressions d’Ateliers » dont il m’a été demandé d’écrire la préface.
Je suis arrivée à Nice en décembre 1992 pour un entretien d’embauche avec Christian Bernard, alors directeur de la Villa Arson, je n’ai plus quitté la Côté d’Azur depuis. Mes pas se sont mêlés à ceux d’artistes célèbres, d’artistes en devenir ou d’artistes au parcours plus confidentiel avec lesquels j’ai vécu des moments intellectuels et affectifs très forts au gré de projets artistiques que j’ai essayé d’accompagner du mieux que j’ai pu à travers des textes et des commissariats d’exposition. Après des études universitaires en histoire de l’art finalement assez lointaines des préoccupations esthétiques des artistes contemporains, mon premier contact avec le milieu de l’art a été une révélation. Plusieurs événements devaient remettre en cause ce que je pensais être le rôle du théoricien et celui de l’artiste, à commencer par l’exposition collective « Les Mystères de l’auberge espagnole » qui se tenait cet hiver-là dans les galeries de la Villa Arson et où je devais découvrir dans un joyeux désordre la cohabitation de la totalité des artistes ayant exposé au centre d’art durant l’année 1992 : artistes invités, boursiers, résidents, enseignants, anciens étudiants et amis de la Villa Arson. Une manifestation fondée sur un protocole de départ donc, mais sans réel commissariat, qui mettait en échec toute notion de sélection et célébrait loin des discours normatifs une expérience de convivialité dans la dissemblance en énonçant paisiblement qu’une exposition n’est jamais le lieu d’une certitude.
Durant les deux années qui ont suivi, j’ai appris en travaillant aux côtés de Christian Bernard que si les commissaires d’exposition aspirent à fonder leur parole sur des bases théoriques, l’exposition est un exercice de style à la temporalité labile qui échappe souvent à leur contrôle pour se donner à voir sous la forme d’une hypothèse poétique fragile, souvent heureuse. La seule réalité tangible de l’exposition est celle de la manipulation et de la mise en regard des œuvres dans l’espace. Ainsi, l’accrochage produit du sens au même titre qu’un texte critique et les salles se souviennent des œuvres qu’elles ont accueillies au point que les fantômes de certaines d’entre elles hantent encore leurs cimaises. La suite des dix-sept expositions consacrées à la sculpture dans la Galerie Carrée de la Villa Arson, entre 1986 et 1995, a donné lieu à cet égard à des solutions d’accrochages extrêmement inventives parfois reliées les unes aux autres par de subtils jeux de tiroirs.
La seconde leçon concerne le travail d’écriture. Je dois à Christian Bernard non seulement de m’avoir poussée à écrire, mais de m’avoir donné le goût de commenter le travail de très jeunes artistes. S’il peut paraître intéressant d’écrire sur un artiste confirmé, il est sans doute plus stimulant de poser les jalons théoriques d’un travail en train de se faire : les premiers textes ont une saveur particulière en cela qu’ils sont fondateurs. J’ai eu l’occasion d’écrire des textes sur un certain nombre d’artistes en début de carrière recensés dans les deux tomes « d’Impressions d’Atelier », c’est une responsabilité dont je dois dire qu’elle m’a toujours donné beaucoup de plaisir dans la mesure où la rencontre avec un travail dans l’espace de l’atelier est souvent un moment particulier, presque de l’ordre de l’intime. La théorisation vient dans un second temps, celui de la rédaction où il est important de transmettre la parole de l’artiste et de jeter les bases intellectuelles du travail, tout en essayant de rendre visible la dimension plastique des œuvres qui par nature relèvent du sensible.
Dans les années 1990, l’effervescence du centre d’art de la Villa Arson dont il faut rappeler qu’il était un passage obligé pour les curateurs, les collectionneurs et plus largement les amateurs d’art du monde entier, devait permettre à son école de devenir un extraordinaire creuset d’artistes. Cette synergie allait à son tour entraîner l’ouverture de galeries privées comme Air de Paris en 1990 et Art : Concept en 1992 à Nice ou Evelyne Canus qui disposait d’un espace d’exposition quasiment muséal à la Colle-sur-Loup. On y voyait des expositions expérimentales et internationales qui d’une manière comme d’une autre entretenaient des relations étroites avec la Villa Arson tout en donnant le change à une galerie historique comme Catherine Issert à Saint-Paul.
Entre 1996 et 1997, par l’intermédiaire d’Olivier Antoine, directeur d’Art : Concept, j’ai eu en charge la programmation de la galerie Sintitulo, alors située à Nice. Ma première exposition, organisée avec les moyens du bord, faisait tout particulièrement écho à la posture affective de Carla Lonzi. Intitulée « My own private Riviera », elle donnait la parole à de tout jeunes artistes fraîchement sortis de la Villa Arson comme Béatrice Cussol, Natacha Lesueur, Ingrid Luche ou Jean-Luc Verna, proches de ma sensibilité et dont je n’ai cessé de suivre le parcours.
À deux pas du MAMAC, L’Atelier Soardi, situé dans les lieux où Matisse projeta La Danse de la Fondation Barnes, donnait des cartes blanches à des curateurs de renom qui faisaient venir des artistes d’exception. On se souvient de l’invitation de Robert Fleck au très charismatique Martin Kippenberger, en 1996, qui transforma l’espace en y construisant l’hypothétique atelier d’un super héros : L’Atelier Matisse sous-loué à Spiderman. Dans le même quartier, la galerie Vigna devait prendre la relève après le départ d’Air de Paris et d’Art : Concept à Paris.
Parallèlement aux galeries, fleurissaient à Nice des espaces associatifs comme le Dojo et des associations d’artistes comme la Sous Station Lebon et le 10rd qui donnaient l’occasion de découvrir de très jeunes démarches. Fruit d’une collaboration entre Noël Dolla et Axel Huber, assistant de Christian Bernard, Nice Fine Arts invitait de manière assez informelle des artistes relativement importants à exposer le temps d’un vernissage dans un petit entrepôt situé dans le quartier du port à Nice. La prestation de Cheryl Donegan peignant des trèfles à quatre feuilles en apposant des empreintes de fesses sur d’immenses feuilles de papier est restée dans tous les esprits. Portée par la personnalité et la persévérance de Cédric Teisseire, La Station est l’unique lieu associatif qui ait survécu jusqu’à aujourd’hui et qui puisse se vanter d’avoir organisé un véritable travail d’échanges d’artistes.
D’abord située dans un appartement privé proche de la Villa Arson, l’association South Art, éditeur de cet ouvrage, avait invité des artistes de renom à parrainer des artistes encore débutants à travers toute une série d’expositions qui faisaient écho au cycle « Sous le Soleil » organisé par Christian Bernard et Christian Besson à la Villa Arson quelques années auparavant. Les expositions qui ont suivi ont pris place dans des lieux forts sur le plan scénographique comme le Château de Valrose, La Villa Cameline ou L’Atelier Soardi.
Les associations d’artistes comme Le Labo lié aux ateliers Spada et South Art ont joué par la suite un rôle déterminant dans mon parcours de curateur en me confiant notamment une programmation à l’Atelier Soardi entre 2006 et 2009 où j’ai eu loisir d’organiser un grand nombre d’expositions en m’appuyant sur la base de données du site internet Documents d’artistes.
Autre projet marquant, celui des commissariats d’artistes avec pour point culminant Lee 3 Tau Ceti Central Armory Show, une époustouflante proposition portée par Stéphane Magnin en 2003 à la Villa Arson qui faisait le point sur l’émergence et la richesse du dessin contemporain, rendant caduque l’autorité du curateur.
Initié par Bernard Redolfi avec la complicité de Christian Bernard, le projet de chambres d’artistes à l’Hôtel Windsor propose à ses clients depuis plus de vingt ans de vivre une expérience inédite : dormir à l’intérieur d’une œuvre d’art. Si la chambre de Ben est la plus demandée, celle de Parmiggiani est de loin la plus mystique avec ses murs entièrement recouverts à la feuille d’or. Odile Payen qui poursuit ce projet de commande annuelle de chambres a su ouvrir l’hôtel à de jeunes artistes et garder une dimension expérimentale à cette initiative privée.
Moins luxueuse mais tout autant glamour et un rien décadente, La Maison Abandonnée (Villa Cameline) invite par l’entremise de sa maîtresse de séant, Hélène Fincker, de jeunes artistes et de jeunes curateurs à investir ses murs patinés et moulurés pour accrocher des travaux à rebours de l’espace normé du « White Cube ». Le décor y est si fort qu’il est parfois difficile aux artistes de lutter avec l’esprit des lieux, mais il est certain que les œuvres ressortent toujours augmentées d’une nouvelle réalité, comme empreintes d’une dimension narrative.
On l’aura compris : il existe à Nice et, plus largement, sur la Côte d’Azur, une véritable scène artistique avec des réseaux d’artistes, des curateurs, quelques collectionneurs et des lieux d’expositions très variés qui s’ils ne sont pas pérennes faute de subventions, faute de ventes, faute de persistance à donner de son temps et de sa personne, sont renouvelés par d’autres initiatives. L’ouverture des galeries Eva Vautier et Maud Barral, de l’Espace Gred ou du 22 rue de Dijon en témoignent. Si nombres d’artistes quittent Nice pour Marseille, Paris ou Berlin dès qu’ils commencent à rencontrer le succès, d’autres leur succèdent et contribuent à écrire l’histoire de ce milieu.
Bien sûr certaines choses perdurent à commencer par les musées qui comme le MAMAC, la Galerie de la Marine ou les Musées Nationaux des Alpes Maritimes Chagall et Léger ont une véritable politique d’exposition tournée vers la jeune scène artistique. Il y a aussi les figures historiques incontournables telles que Ben ou Dolla autour desquelles gravitent une cour de jeunes artistes et d’assistants ou encore les coureurs de fond qui, à l’instar de Sandrine Mons, de Bertrand Baraudou de l’Espace à Vendre et de la Galerie Depardieu, ont été capables de survivre face à la crise du marché de l’art et plus largement à l’isolement géographique niçois. Nombre d’autres acteurs culturels auraient certainement pu être cités ici si mon chemin avait croisé le leur, ce texte se limitant à une histoire subjective que j’espère encore pleine de promesses et de rencontres.
Le milieu artistique est comparable à un organisme vivant, il évolue et se remodèle au gré du temps avec des initiatives de tous genres qui ne font pas uniquement appel à des compétences spécialisées, mais laissent intervenir la subjectivité et le plaisir de dialoguer avec des artistes. Les projets naissent de rencontres comme ce répertoire d’artistes porté par trois amateurs d’art passionnés, désireux de rendre compte de la création azuréenne dans son entier, qui se sont fixés pour but de ne pas opter pour une orientation esthétique particulière, mais de représenter aussi bien les artistes confirmés que les figures locales, les nouvelles générations et les artistes émergents. Pour reprendre l’aphorisme de Marcel Duchamp qui donne son titre à ce texte préliminaire, bien qu’il n’y ait pas toujours l’eau et le gaz à tous les étages, il fait bon vivre ici.
Catherine Macchi
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