Marcel Bataillard
Jeux de mémoire
« Il n’y a qu’un problème artistique vraiment sérieux, c’est l’immortalité. Voilà la vérité. Et la vérité crève les yeux… Le bon peintre est le peintre aveugle. » Un zeste d’humour, un rien de provocation, une bonne dose de rigueur dans la pratique comme dans la pensée, telle est la formule mise au point par Marcel Bataillard. Né en 1967, il commence à peindre dans les années 80. On est en pleine effervescence artistique. La Figuration Libre s’affronte au conceptuel dur. Bataillard, à cette époque, est peintre. Plutôt peinture/peinture, mais avec l’idée de raconter des histoires. « A force, dit-il, ça devenait compliqué d’articuler les deux : la peinture et le récit. Ce que je faisais partait un peu dans tous les sens. Il fallait simplifier, aller à l’essentiel. C’est ainsi que je me suis dit que le bon peintre, c’est le peintre aveugle. »
La formule ne manque pas d’audace. Quoi de plus dramatique pour un peintre que de ne plus voir ! Et pourtant, c’est peut-être une manière d’aller plus loin, d’affûter par l’intériorisation, son regard et sa pratique artistiques. Et puis, il y la Corse, dont Bataillard est originaire. Son drapeau porte une tête de Maure aux yeux bandés. « La légende, dit le peintre, veut que Pascal Paoli, le célèbre nationaliste corse, ait relevé le bandeau pour symboliser le fait que les Corses voyaient désormais par eux-mêmes, qu’ils étaient libres. Considérant que je n’étais pas encore libre, j’ai rabaissé le bandeau. C’était à la fois un geste un peu dada, un peu Fluxus et un peu Camus avec sa théorie de l’absurde. »
Donc, peindre à l’aveugle. Mais comment ? Bataillard imagine une procédure originale. Il choisit un modèle qui peut être un portrait, une figure mythologique ou un tableau célèbre. Il l’observe longuement, puis, les yeux fermés ou bandés, il essaie de le reproduire sur papier ou sur toile. Tantôt il utilise l’encre, tantôt l’acrylique ou la peinture à l’huile. Cette technique, on l’imagine, demande beaucoup de concentration. Le rôle de la mémoire est essentiel. C’est elle qui va commander le geste, la main du peintre. Lorsqu’on regarde le modèle pour le mémoriser, il est important de ne pas être distrait par autre chose. L’environnement doit être le plus neutre possible. Un décor ambiant trop chargé risque de parasiter la perception du modèle. Quand le peintre a terminé, il ouvre les yeux ou baisse le bandeau, et juge du résultat. Ou c’est réussi ou il élimine. Comment décide-t-il ? « Il ne faut pas que ce soit quelque chose d’ultra lisible, ni une oeuvre purement gestuelle par exemple, ou une caricature. L’image produite doit être à la lisière entre les deux, une porte ouverte sur des possibilités de lectures… »
Je suis une légende
Ses idées et ses modèles, Bataillard les trouve le plus souvent dans des livres. Lecteur infatigable, il s’intéresse beaucoup à l’histoire de l’art, mais aussi à la mythologie. « On peut, dit-il, lui trouver un côté un peu poussiéreux, et pourtant, elle reste très actuelle dans ce qu’elle raconte sur l’homme et sur ses rapports avec la réalité. »
En 2007, il présente une exposition marquante à la galerie de la Marine à Nice. Elle est centrée sur une image emblématique de son travail : « L’incrédulité de St Thomas », un célèbre tableau du Caravage. On y voit le saint enfoncer carrément un doigt dans la plaie du Christ. La scène est crue, très réaliste. La plaie est bien visible et l’attitude de l’apôtre incrédule sans équivoque. On entendrait presque le bruit de succion de ce doigt obsédé à fouiller le réel. Bataillard propose une série de peintures à l’aveugle de St Thomas. Refusant de voir pour peindre, c’est comme s’il refusait de voir pour croire, atteignant de la sorte à une vérité plus profonde qui n’est pas trivialement réaliste, mais profondément spirituelle.
En 2011, dans une exposition à l’Alcazar BMVR de Marseille, Bataillard a mis en rapport des textes issus de l’importante collection de livres « rares et précieux » de cette bibliothèque, avec des peintures à l’aveugle de quatre figures mythologiques : Icare, Sisyphe, Narcisse et Méduse. Le face à face peintures/textes évitait d’être trop littéral ou donneur de leçons. La polysémie était voulue et recherchée, comme une composante indispensable de l’oeuvre aboutie.
Récemment, Bataillard a changé de perspective. Il a eu le sentiment d’avoir atteint une limite. « En voyant mes peintures à l’aveugle, j’avais de moins en moins de surprise. Et quand je n’ai plus de surprise, je m’ennuie et je passe à autre chose. »
C’est ainsi qu’est née la série de photographies baptisée « Au passage ». Elles donnent à voir des fenêtres ou des portes murées, devenues en quelque sorte « aveugles ». En marge de chaque photo, figure le nom du lieu et l’heure où elle a été prise. Le peintre aveugle est devenu voyeur. Voyeur de l’aveuglement. Tout en continuant à travailler d’une certaine manière à l’aveugle. Les lieux qu’il photographie sont en effet découverts au hasard de la promenade. Idem pour une autre série de photos représentant des objets ou des visages. Les légendes qui les accompagnent ne sont pas descriptives ou illustratives. Elles visent à susciter l’interrogation, la surprise, la réflexion. Témoin cette vieille plaque de daguerréotype accompagnée de ce texte : « Je suis une légende », qui joue sur le double sens du mot.
Les œuvres de Bataillard ne manquent pas de susciter l’incrédulité. On peut douter qu’elles ont vraiment été réalisées à l’aveugle. Pour lever tout à fait l’incertitude, l’artiste réalise des performances où on le voit en action, yeux fermés ou bandés, pinceau en main. En 2012, il a participé à un spectacle sur Aragon réalisé par Marie-Claude Pietragalla. On le voyait peindre sur scène. Il était filmé par une caméra et son image projetée sur un écran où, en filigrane, on distinguait le peintre aveugle.
Procédé pictural ? Posture ? A coup sûr, les deux. Bataillard joue du personnage qu’il s’est créé. Notons, au passage, qu’il renvoie plaisamment à Saint Thomas. Au lieu de douter de la résurrection de Jésus, celui-ci contesterait l’existence du peintre aveugle. Bataillard lui permettrait de la toucher du doigt. L’incrédule s’écrierait : « Le peintre aveugle existe, je l’ai rencontré ! » Et Bataillard, parodiant le Christ, lui dirait : « Heureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ! »
Impressions d’ateliers – L’Art contemporain à Nice en 2010
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