Emmanuel Régent
Aux frontières du visible
Né à Nice en 1973, Emmanuel Régent a passé son enfance à Villefranche-sur-Mer dans une famille éloignée du domaine artistique. Par hasard, il entre un jour dans la Chapelle Saint-Pierre sur le port de Villefranche. Dédiée aux pêcheurs, elle a été décorée par Jean Cocteau. Pour Régent, c’est une découverte. Il raconte ainsi cet épisode, qui a décidé de ses choix futurs : « Le gamin que j’étais s’est dit : on peut dessiner en immense sur les murs… En plus, les dessins représentaient des pêcheurs. Pour moi, cela voulait dire qu’on pouvait aller à la fois à la pêche et peindre, et surtout cette possibilité : on peut faire ça. » Adulte, Régent décide de monter à Paris et entre à l’ENSBA (École Nationale Supérieure des Beaux-Arts). Il en sort diplômé en 2000 et s’oriente vers ce qui est pour lui le plus simple moyen d’expression : le dessin, parce que, dit-il, « il suffit d’un papier et d’un crayon ». En 2001, il participe à « Dessins en cours… » à l’E.N.S.B.A. de Paris. L’accueil est très positif. En 2003, il expose aux vitrines du MAMAC (Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain) de Nice. En 2002, la Fondation Vasarely, à Aix-en-Provence, lui consacre une exposition personnelle : « Premier étage au fond du couloir ». En 2005, autre étape importante : il est invité par la Galerie expérimentale du Centre de Création Contemporaine de Tours. En 2008, il fait partie d’une sélection de jeunes artistes français présentée à Salzburg (Autriche). En 2009, première récompense d’envergure : il reçoit le Prix Découverte décerné par les Amis du Palais de Tokyo de Paris. À la suite de ce prix, il obtient une exposition personnelle dans le module 2 du Palais de Tokyo, ainsi qu’un apport financier pour contribuer à l’édition de son premier catalogue. Des sponsors (sa galerie Espace À Vendre, I love My Job, l’association Artais et son imprimeur) lui apportent un financement complémentaire et le catalogue peut paraître. La carrière d’Emmanuel est lancée. Il peut désormais envisager de vivre de son art. Il collabore avec la galerie Espace À Vendre (à Nice et à Paris) et son agent Caroline Smulders. Sa vie se partage entre Paris et Villefranche-sur-Mer, où se trouve son atelier à proximité de la Citadelle construite par Gian Maria Olgiati. C’est là qu’il travaille, face à la mer. Sa création se nourrit du rapport particulier qui le lie très fortement à ce village, où il a grandi et dont les paysages sont très présents dans son travail.
Le parti pris de la discrétion
Parti du dessin, Emmanuel pratique aussi la peinture, la sculpture et les installations. Son travail possède une très forte unité. Quel que soit son moyen d’expression, il opère par soustraction, ménage des « absences » que le spectateur peut investir. Ces « espaces de divagation », comme il dit, incitent celui qui regarde l’œuvre à poursuivre l’histoire qui est ébauchée, mais jamais terminée. Ainsi, les dessins jouent avec le blanc du papier. Il les réalise au feutre très fin, au moyen de petits traits dont la densité varie. Cette technique vise à reproduire une texture voisine de la pixellisation des images numériques ou du grain des images radiographiques. « Aujourd’hui, dit Emmanuel, l’image s’est dématérialisée. On peut la transporter d’un bout à l’autre de la planète avec rien. Cela m’intéresse de retravailler cette immatérialité, de manière classique, avec une technique assez laborieuse. Je peux user 150 à 200 stylos pour un dessin, y passer 200 heures, avec ce fourmillement de traits qui vont s’additionner, vibrer, comme un électrocardiogramme de mon quotidien ou un journal intime. »
Les sujets s’inspirent de notre actualité ou de la vie d’Emmanuel. Exemples : des files d’attente, une manifestation ou les paysages maritimes qu’Emmanuel aperçoit lorsqu’il se promène sur le Chemin de Ronde de la Citadelle de Villefranche, qui devient pour lui ses « Chemins de ronde ». Les choses, les personnages ont l’air inachevés. Les textes ont disparu sur les banderoles de la manifestation. Les paysages se noient dans le blanc du papier. Ces immenses fresques sont comme en suspens, frappées d’indétermination, à chacun de nous de les compléter comme bon lui semble, en développant son propre scénario. Ce qui importe, c’est ce qu’on voit, mais pas en tant que tel, plutôt comme prétexte à ce qui peut être imaginé par celui ou ceux qui regardent. Avec les « Buées », cette interface est décisive : c’est le spectateur qui en soufflant son haleine sur un verre fait apparaître une forme qui va s’effacer dès que la buée se sera dissipée.
Les peintures procèdent du même principe. Sauf que la technique s’inverse. Tandis que « dessiner, c’est tracer le minimum », peindre, « c’est recouvrir le maximum ». Emmanuel propose ainsi des toiles qui ont l’air de monochromes, mais en y regardant de près, sous un certain angle, des figures y apparaissent comme en filigrane : le Pont Neuf, une mouette. Ou bien, Emmanuel superpose plusieurs couches de couleurs différentes . Il enlève ensuite au moyen d’une ponceuse une ou plusieurs couches, en certains endroits, donnant naissance à des « Nébuleuses » de couleurs, qui sont autant de prétextes à rêver.
Les sculptures jouent sur le manque. Témoin, ce U de moto sectionné ou ces pierres argentées posés au hasard dans le lieu d’exposition ou ce boomerang transparent dont le retour risque de passer inaperçu. Quant aux installations, ce sont de véritables « machines divagantes ».
Avec « Mes plans sur la comète », par exemple, Emmanuel dresse sur des corbeilles à papier, d’immenses colonnes de papier. L’ensemble évoque les ratés, les essais non aboutis de l’artiste, mais aussi ses projets, tous ces possibles que le hasard peut un jour contribuer à concrétiser.
D’Emmanuel Régent, on pourrait dire qu’il recherche les équivalents plastiques des fameux « silences » que John Cage a introduits dans la musique. À travers les béances qu’il ouvre, les fenêtres qu’il tend aux regards, s’engouffre, comme un vent de liberté, le bruissement infini de l’interprétation. Et si grâce à sa maîtrise de la retenue, à son sens de la suggestion, les arts plastiques réalisaient l’idéal dont Lautréamont rêvait pour la poésie : « être faits par tous. Non par un. » ?
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