Noël Dolla
L’art de la liberté
Noël Dolla est installé dans une grande maison du quartier du port à Nice. Elle abrite son atelier de peintre (au rez-de-chaussée), son atelier de pêcheur (au sous-sol) et son appartement (au premier étage). L’art, la pêche, la famille ; le décor est planté. Il résume toute la vie de l’artiste. Il faudrait y ajouter Nice où il est né (le 5 mai 1945) dans ce même quartier du port et qu’il n’a jamais quitté, fidèle à ses attaches et aux siens : ses parents, ses trois frères et ses grands-parents, surtout son grand-père maternel, Omère, mort en 1966, qui était peintre (il faisait des fresques, du faux bois et du faux marbre pour gagner sa vie, des roses et des marines pour son plaisir). Le petit Noël rêve de l’imiter. Adolescent, il est étudiant à l’Ecole des Arts Décoratifs de Nice. En 1966, il est « viré ». C’est comme on dit, une forte tête, qui ne s’en laisse pas compter. En 1967, il lit le manifeste du groupe BMPT (les initiales des quatre artistes qui le composent : Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel Parmentier et Niele Toroni). Les auteurs veulent faire table rase de la tradition pour inventer une peinture inédite. Le 14 décembre 1967, Dolla passe à l’acte : il présente une œuvre chez Ben, rue Tondutti de l’Escarène, à Nice, dans le cadre de l’exposition « Le Hall des remises en question ». Il s’agit d’un étendoir où sont accrochés des tissus colorés fixés par des pinces à linge. Le châssis du tableau est explosé dans l’espace, la toile est arrachée au cadre, étendue, libre de flotter au vent.
En 1968, Dolla fait partie des créateurs du groupe Supports-Surfaces avec Claude Viallat, qui était son prof aux Arts-Décos de Nice. Objectif : déconstruire la peinture. Ce qui n’empêche pas Dolla de se présenter en 1973 à l’École des Beaux Arts de Marseille. Cette fois, il obtient son diplôme. Dès 1974, il enseigne à la Villa Arson, l’École Nationale Supérieure d’Art de Nice. Il y restera jusqu’à sa retraite en 2011. Le voilà donc artiste et prof. Sa ligne est fixée. Il n’en démordra pas : « La question de la pratique est de première importance pour moi. C’est elle qui guide l’œuvre. L’œuvre que je produis est toujours le résultat de la pratique et la conséquence des gestes que j’ai faits antérieurement… » (Noël Dolla, in Art Vif n°8).
Casser la baraque
Pour trouver du nouveau, Dolla varie les matériaux. Après les serpillières, les torchons et les mouchoirs, il recycle des gants de toilette qu’il enduit de cire et de couleur. La tarlatane, utilisée par les peintres en bâtiments pour boucher les fissures, devient l’un de ses matériaux fétiches. Il l’étend, la colore par trempage, l’emploie pour dessiner sur des tableaux d’écolier. Les leurres qu’il utilise à la pêche deviennent aussi un matériau artistique. Il les expose, en fabrique lors de performances à Londres, à New York, à Paris, truffe de hameçons ses « Gâteaux Bobo ». Non content d’être peintre, il est aussi sculpteur, performer, photographe… Dans les années 60, il s’en va peindre les rochers du massif de l’Authion dans les Alpes du Sud, puis en 1980, les galets de la plage de Nice. Mais il refuse de commercialiser ses « restructurations spatiales » à travers photos, vidéos ou croquis. « Ce n’est pas à l’artiste de plaire au marché… J’ai toujours choisi l’espoir de l’œuvre contre la carrière », proclame-t-il, superbe. Il l’a prouvé dès les années 70. Après les premiers étendoirs, il réalise des toiles avec des points « marqués, puis multipliés jusqu’à obtenir un monochrome ». Il coud ensemble quatre monochromes. Les coutures forment une croix. Très vite, ses « Croix » connaissent un succès international. Les plus grands marchands se les arrachent. Dolla aurait pu continuer sur sa lancée, produire des croix à la chaîne. Mais c’est mal le connaître, il refuse de s’engager sur ce chemin… de « Croix » et cesse d’en fabriquer. C’est la chute libre. Sa renommée s’écroule. Période noire où il peint au goudron des toiles sombres et tragiques sur Tchernobyl et Malek Oussekine, autant de drames sociaux qui renvoient au drame personnel qu’il vit : il vient d’apprendre que deux de ses frères sont atteints du sida. Mais l’artiste en lui ne capitule pas : il crée le groupe E.L.A.N., composé de cinq artistes imaginaires qui sont des hétéronymes de lui-même, sur le mode inventé par le poète portugais Fernando Pessoa. Cela lui permet d’expérimenter des voies nouvelles.
Au niveau des techniques aussi, il « casse la baraque ». Pour faire des « autoportraits », il remplit une poche à glace de cire chaude, se la met sur la tête, la malaxe, se photographie avec cet étrange casque, puis lorsque la cire a durci, il la démoule et l’accroche au mur, ce sont les « Caps », moulages du « vide de son cerveau ». Pour évoquer le bombardier d’Hiroshima (Enola Gay), il bombarde des taies d’oreiller avec de la pâtée pour chien et pour poisson. À la fin des années 80, il imagine de peindre avec de la fumée (des « Silences » et plus tard des « Instantanés » ). En 1998, il fait un voyage de noces à Stromboli et Vulcano avec sa nouvelle femme (Sandra D. Lecoq). Il s’en va peindre sur des plaques sensibles avec les fumeroles des volcans. Acte insensé, démesuré, quasi romantique. Le rebelle, l’anar, le « déconstructeur » féroce des années 60/70 est aussi un poète. Un poète « énergumène », qui sait ne pas se prendre au sérieux. Dans les années 2000, il fait un retour à la couleur, à la peinture. « J’accepte, dit-il en 2001, plus facilement maintenant, la couleur de la chair, les tons du plaisir, l’odeur âcre de l’acrylique, les parfums de la moisissure, et la récompense de la jouissance. » Le voilà qui re-questionne les grands ancêtres : Paolo Uccello, Vélasquez, Malévitch, Duchamp, Matisse, Rayman etc. Ses nouveaux tableaux sont réalisés comme un cheminement. Il part d’une idée d’ensemble, mais procède par blocs de peintures peints séparément, chacun se déduisant de l’autre. Il s’interdit les retours en arrière, les repentirs. L’œuvre doit aller de l’avant. Elle est exécutée avec beaucoup de soin, mobilisant les techniques les plus élaborées de la peinture classique. Nouvelles pistes. Nouvelles avancées. Le peintre pluriel, baroque, sensuel, l’éternel contestataire en bagarre contre le néolibéralisme n’a pas fini de surprendre, d’étonner, d’oser nous ouvrir les yeux : « Dire que je suis peintre, c’est ma fierté. Être un jour reconnu comme le perpétuel mutant d’une pratique conceptuelle de la peinture sera mon honneur… »
Leave a Reply
Want to join the discussion?Feel free to contribute!