Marcel Alocco
fil à fil
Peindre ou écrire ? Ecrire ou peindre ? Entre les deux, Marcel Alocco a balancé. Très tôt, il a fini par combiner les deux : écriture et peinture. Né en 1937 à Nice, il manifeste dès l’enfance un goût pour les livres au désespoir de son père qui voudrait le voir se consacrer à quelque chose de plus utile. Mais rien ne peut faire dévier Marcel. Après le lycée, il part faire des études de lettres à l’Université d’Aix en Provence. Au passage, il a glané un premier prix de dessin et d’aquarelle à la Ville Thiole, l’Ecole municipale d’Arts Plastiques de Nice, où il passait ses jeudis, alors qu’il était en 4e et en 3e au Cours Complémentaire du Port. En 1959, il publie ses « Poèmes adolescents ». Il a 22 ans. Ben Vautier vient d’ouvrir, rue Tondutti de l’Escarène, à Nice, un magasin de brocante qui ne tarde pas à devenir le QG du mouvement Fluxus. Né au début des années 60, Fluxus, littéralement « le flux, le courant », bouscule les codes traditionnels de l’art à travers des objets, textes, performances, events et concerts, qui mêlent humour et dérision. En 1963, Marcel peut assister à la première manifestation Fluxus à Nice en présence d’un initiateur du mouvement, George Maciunas. En 1965, il rencontre une autre des figures emblématiques de Fluxus, George Brecht. Avec Robert Filliou, celui-ci a ouvert à Villefranche sur Mer, « La cédille qui sourit », une « non-boutique » qui se veut un centre de création permanente. Marcel Alocco est conquis : « Fluxus, dit-il, a été déterminant en situant mes activités au niveau de l’expression, au-delà des notions classiques de littérature ou arts plastiques, ce qui m’a permis de prendre conscience d’une démarche alimentée davantage par la réflexion sur les faits et les écrits étrangers à l’art plastique que sur les oeuvres plastiques. » (cité par Michel Giroud, in « Les débordements de Marcel Alocco »).
Marcel participe au mouvement, réalise des performances et des « events », lance des revues, écrit des textes critiques, des poèmes, des romans. Il crée aussi ses premiers objets, ses « tâtonnements », comme il dit. « Je faisais des sortes de collages que je plaçais dans des boîtes avec des objets et que j’appelais poèmes. Chaque œuvre formait une page d’un livre que j’ai appelé Le tiroir aux vieilleries. J’ai fait aussi des livres avec des enveloppes du courrier que je recevais. Je les agrafais pour créer les livres de mes Messages Vides… »
Idéogrammaires & Patchworks…
Toujours dans les années 60, Marcel participe à l’élaboration de Supports-Surfaces et du courant de la peinture analytique et critique, sans toutefois partager totalement leurs idées. « Les gens de Supports-Surfaces, comme Vialat et Dezeuze, dit-il, se posaient le problème de la peinture à partir de ses éléments constitutifs. Pour moi, l’idée était : comment faire du sens ? Quoi qu’on fasse, « toute peinture fait image » et toute image produit du sens, aussi informelle soit-elle. On met un point sur une toile, c’est une image. C’est à partir de là que j’ai fait ce que j’ai appelé des Idéogrammaires. Je faisais des taches projectives un peu comme les tests de Rorschach que j’associais à des mots. J’essayais de faire du sens en peinture par une sorte de poésie spatiale… »
Marcel travaille aussi la toile. Il la tend d’abord sur des châssis en la laissant déborder du cadre. Puis, il se débarrasse du châssis traditionnel pour la travailler en liberté. C’est ainsi que vont naître les Patchworks. Il peint sur des toiles à la peinture glycérophtalique. Puis il les déchire à la main et recoud ensuite les morceaux ensemble. Les coutures sont visibles à la surface des Patchworks, les bords des morceaux de tissu effilochés. L’œuvre en théorie doit se dérouler sans fin. « Sauf que, constate Marcel, ce n’est pas pratique, je suis bien obligé de rester dans des formats possibles à manipuler. Je ne pouvais pas faire un unique Patchwork infini. Je les ai donc appelés fragments, Fragments de La Peinture en Patchwork. Les premiers étaient composés de morceaux abstraits. Après j’y ai fait figurer des images de la culture, prises dans le temps et l’espace. J’allais des bisons de la grotte de Lascaux à des dessins de Matisse. Je reproduisais aussi des images africaines, des idéogrammes chinois, des chiffres arabes, le logo de la poste, le code de la route etc. J’ai utilisé des morceaux de plus en plus petits. Cependant, je ne pouvais pas trop réduire leur taille car je tenais à ce que les morceaux restent identifiables comme parties d’images lorsque je les recousais.»
Le « déchirage » amène Alocco à s’intéresser au fil, qui est aussi le fragment de tissu le plus petit. Il récupère les fils qui tombent lors du « déchirage » pour les travailler à leur tour. « Je les ai mis dans des boîtes ou dans des vitrines. Je les ai tricotés ou crochetés pour les intégrer à l’œuvre. Puis j’ai détissé le tissu, j’enlevais les fils pour les replacer ailleurs. Dans tout mon travail la problématique reste la même. Je décompose une image pour la recomposer autrement. Ce qui m’intéresse, c’est de conserver une certaine lisibilité des formes peintes sur la toile à travers la destruction de la matière. »
Dans les années 1995 à 1999, Marcel Alocco tisse des cheveux de femme. Il fait figurer sur l’œuvre le nom des donatrices. « C’est une phrase de Freud qui m’en a donné l’idée. Elle dit en résumé: « les femmes n’ont rien inventé si ce n’est le tissage à partir de leurs cheveux ». En montant ces tissages sur un petit métier-châssis, « on reconstitue toute la peinture, comme elle existait à la Renaissance, dit-il. On a le châssis, la couleur, la toile, et les donateurs sont présents dans l’œuvre. »
Après 5 ans d’interruption, il recommence un travail à partir des dessins d’enfants auquel il essaie de donner « un statut d’œuvre d’art » au même titre que les dessins dits primitifs ou naïfs. Il revient ensuite au détissage en travaillant des « Monochromes perturbés », la partie détissée révélant l’envers, blanc ou d’une autre couleur… Depuis 2010, il prélève des fils sur une toile blanche, et fait apparaître en filigrane des figures qui reproduisent blanc sur blanc des œuvres connues : Adam et Eve de Cranach, Les Demoiselles d’Avignon de Picasso, le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch…
Inlassablement, depuis plus de 50 ans, Marcel Alocco écrit, peint, assemble, coud, découd, déchire, décompose/recompose, tisse/détisse, déroulant le fil d’une œuvre originale, qui dialogue avec l’histoire de l’art, tout en dégageant une poésie délicate, faite d’intelligence et de douceur.
Impressions d’ateliers – L’Art contemporain à Nice en 2010
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