Ludovic Lignon
Le miroitement du hasard
Qu’est-ce qui peut pousser un jeune homme né à Soissons, au milieu des années 60 — en 1966 pour être précis —, et qui rêve d’être artiste, à partir vers le Sud ? La lumière, bien sûr, l’éblouissante lumière, pure, étincelante, qui attira sur les bords de la Méditerranée les grands peintres de la modernité de Picasso à Matisse, via Bonnard, Chagall ou encore Léger. Ludovic Lignon quitte ainsi Soissons pour Avignon où il suit les cours de l’École des Beaux-Arts. Puis il met le Cap sur Nice, où il entre à la Villa Arson. Il rêve toujours d’être artiste, disons peintre pour coller à la tradition. Le destin va en décider autrement. Il découvre le Studio Son de la Villa qui est dirigé à l’époque par un maître de la création sonore, Lars Fredrikson. C’est la révélation. Ludovic renonce aux pinceaux, à la toile, c’est désormais le son et la lumière qui l’intéresse. D’une certaine façon, c’est aussi de la peinture, puisque la couleur est en jeu, mais aussi l’éclairage, qui sont tous deux au cœur du métier de peintre. Quant au son, à y bien regarder, il n’est pas si différent de la lumière et de la couleur : comme elles, il est fait d’intensité, de valeurs, de nuances et s’organise en partition. Mais quel sujet choisir ? Lignon s’intéresse à la nature. De plus en plus, elle porte la marque de l’homme. La technique, en effet, l’a transformée, modelée, selon un ordre qui se veut rationnel. Et pourtant, l’évidence est là : l’ordre technologique ne supprime pas le désordre, bien au contraire, celui-ci a l’air de se décupler avec le progrès. Plus la connaissance avance, plus elle se heurte à l’inconnu, à l’inexpliqué. Plus on cherche à prévoir, plus c’est l’imprévisible qui s’impose. « Le hasard est partout, constate Lignon dans un texte de 2004-2008, publié sur son site. Partout il y a un bruit de fond, notre horizon de la connaissance. L’horizon est fluctuant, bruité. Dans notre environnement de plus en plus design et pseudo-maîtrisé, les signes de l’omniprésence de la nature deviennent le hasard, enchaînant les accidents et les catastrophes. »
Le hasard est ainsi au cœur des dispositifs sonores et lumineux conçus par Lignon. Il revendique une parenté avec deux artistes qui se sont préoccupés du « vrai » hasard : John Cage et François Morellet. Dans leur sillage, dit Lignon, « j’ai lancé en parallèle des suites d’évènements (lumineux et sonores) avec des temporisations strictes… ». Ces dispositifs échappent à la prévision rationnelle. Ils reposent sur des données physico-mathématiques qui les livrent à l’incertitude. Impossible de prévoir les résultats qu’ils vont produire. Ils génèrent des séries d’événements dont l’occurrence, purement fortuite, ne préjuge en rien de la suite. Car toujours, il y aura du hasard, de l’inconnu : « La réalité physique, dit Lignon, pourrait bien être ultra déterministe, ce hasard resterait valable : il concerne une inconnaissance fondamentale, (et non une ignorance temporaire). Comme indices, nous avons d’une part les indécidables en logique formelle, d’autre part l’incertitude d’Heisenberg en physique, et enfin notre ignorance croissante en général. »
Sons, lumières & couleurs
Pour construire ses dispositifs, Lignon recourt à l’électronique, aux leds et à l’informatique. Témoin, son Écran-durée (2003-2010), l’une de ses productions emblématiques. Sur un écran, d’abord « gris moyen ou noir », se forme un damier de couleurs. On pourrait les croire stables, mais une observation attentive permet de se rendre à l’évidence : elles ne cessent de varier et la configuration visible sur l’écran se modifie sans cesse de façon parfaitement aléatoire. Le programme conçu par Lignon exclut toutes formes d’anticipation. « L’écran RVB, indique Lignon, dispose en standard de plus de 16 millions de couleurs !!!… Une histoire dans le regard se crée. L’intérêt est à la mesure de l’implication de chacun. Certains en viennent à se demander si ce
hasard n’est pas le meilleur coloriste de tous les temps ! » Idem avec les « Bichromes RVB » (2003-2010). L’écran est divisé en 2 zones colorées, dont le programme rafraîchit les données de couleurs toutes les 9 secondes, selon un principe parfaitement aléatoire. Le système dispose de 281 mille milliards de bichromes ! « Chaque « Bichrome », indique Lignon, a donc une récurrence moyenne de 80 millions d’années. On est sûr de vivre une expérience unique et singulière, à tout instant, et même à l’échelle d’une vie. »
Microbruit d’horizon (2006-2008) combine lumière et son. Un signal sonore variable provoque l’allumage d’un tableau pixel « lorsqu’il est au-dessus de sa phase ».
À l’inverse, celui-ci s’éteint lorsque le signal est « au-dessous de sa phase ». L’alternance allumé/éteint est aléatoire. En revanche, grâce à une « astuce technique », Lignon a pu atteindre à une symétrie parfaite : « dans le temps, le tableau pixel est au moins autant allumé qu’éteint. » Au moyen de ses dispositifs, Lignon peut investir des espaces où il va distribuer des signaux lumineux et sonores, là encore de façon aléatoire. Il propose notamment des dessins de LEDs. Disposés sur les parois d’un lieu donné, ces derniers s’allument et s’éteignent de façon rigoureusement imprévisible.
Avec Discret Thougts – fiction binaire (2006), Lignon orchestre un véritable « big bang numérique ». 48 LEDs alignées sur une barre horizontale clignotent à des fréquences différentes, chacune correspondant à la moitié de la fréquence de la précédente. La 16e LED en partant de la droite clignote ainsi à une fréquence de 2 secondes : une allumée, une éteinte. La LED la plus à gauche s’allumera au bout de 136 ans pour s’éteindre après 272 ans ! « Nous voyons donc, dit Lignon, un défilement ordonné des nombres entiers écrits en binaire. Il n’y aura pas de remise à zéro, ni de pause. »
Rupture avec « l’évidence du visible », « brisure dans l’ordre du temps » (Didier Arnaudet, 1996), ainsi opèrent les dispositifs conçus par Lignon. Ils rompent avec
notre vision habituelle du monde pour ouvrir un espace d’interrogation. Qu’est ce qui va advenir ? On s’interroge. Mais le défilement des signaux sonores et lumineux n’apporte pas de réponse définitive. Impossible d’y discerner un ordre rationnel. C’est le hasard qui toujours décide et fait miroiter sous le regard de l’observateur le champ inépuisable des possibles. À lui — l’observateur —, s’il accepte le jeu et l’attention qu’il requiert, de plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » (Baudelaire, « Le Voyage »).
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