Louis Cane
Le principe de plaisir
« Il est interdit d’interdire ! » « L’imagination au pouvoir ! » « Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! » Mai 68 embrase Paris. Ces slogans magnifiques explosent dans les rues de la capitale comme un feu d’artifice poétique. Louis Cane est au cœur des « événements ». Né à Beaulieu-sur-Mer, en 1943, il a fait l’Ecole des Arts Décoratifs de Nice, en 1961, puis il est monté à Paris pour intégrer l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs. En 1962, il en est sorti avec un diplôme national d’Architecture d’intérieur, mais déjà il peint. Il s’est d’ailleurs inscrit aux Beaux-Arts. C’est là que Mai 68 le saisit. Il s’engage activement. Il s’occupe de l’Atelier d’affiches populaires des Arts Décoratifs ; les fameuses « affiches de Mai 68 », qui ont fait date. En 1969, porté par le radicalisme ambiant, Cane se retrouve dans un groupe d’artistes qui déclare dans un texte fondateur : « L’objet de la peinture, c’est la peinture elle-même et les tableaux exposés ne se rapportent qu’à eux-mêmes. » Ils ne font point appel à un « ailleurs » (la personnalité de l’artiste, sa biographie, l’histoire de l’art, par exemple). Ils n’offrent point d’échappatoire, car la surface, par les ruptures de formes et de couleurs qui y sont opérées, interdit les projections mentales ou les divagations oniriques du spectateur.
Le groupe Supports-Surfaces est né. Cane en est l’un des théoriciens. Il participe activement à la revue Peinture, cahiers théoriques , créée en 1971. Et il peint. Dès 1967, il a donné le ton avec ses « Toiles Tamponnées », de simples draps où il a inscrit au moyen d’un tampon « Louis Cane Artiste Peintre ». La formule est répétée sur l’ensemble de la surface. Cane est donc peintre, il le dit et le répète, à lui-même, mais aussi aux autres. Pour lui, Supports-Surfaces signait « le retour de la peinture ». Il s’inscrivait en réaction contre « le courant cinétique, l’art conceptuel et l’art minimal américain ». Au travers des « Papiers Découpés », puis des « Toiles Découpées » et des « Sol/Mur », Cane s’interroge sur la couleur, change son rapport au dessin, à la forme, à l’espace.
Un hédonisme à la française
Le rêve de Mai 68 se dissipe. Une certaine morosité s’installe. Cane refuse de partager le pessimisme ambiant. Il choisit de faire un retour à la Renaissance et aux thèmes religieux. « Cette époque, dit-il, a produit une iconographie prodigieuse, qui n’a pas son équivalent. Ce qui m’intéresse, c’est de puiser dans ce volume culturel et de le déplacer. » Commence alors un étonnant voyage à travers l’histoire de la peinture.
Cane cite, emprunte, réinterprète le passé à travers son expérience de peintre. Ses sources s’appellent Raphaël, Giotto, Brunelleschi, Picasso, Manet, Goya, Rembrandt, Matisse, Vélasquez, Frank Stella, Jackson Pollock, De Kooning, etc. La liste est longue. Les citations plus ou moins explicites. Et la manière évolue. Cane commence (1975-1978) par une peinture semi-abstraite ; des lignes, des arches qui évoquent des figures religieuses : l’ange, la vierge, Saint François, Saint Damien, etc…
À partir de 1979, la figure se précise. Cane peint des « Femmes », des « Nativités », des « Accouchements », des « Annonciations », des « Déjeuners sur l’herbe ». Le style d’abord lisse, posé, se fait violent. La figure explose. Les couleurs entrent en éruption, les lignes fusent, les formes s’entrechoquent jusqu’au paroxysme. Les visages sont saisis de convulsions, les yeux exorbités, les bouches distendues. Cane se lâche, libère une furieuse énergie pulsionnelle. Les Ménines de Vélasquez deviennent des sortes de pantins affublés de visages burlesques. Les séries du « Déluge » (1982-1985), « Carniflex » (1982-1983) et « Crucifixion » (1986-1988) procèdent de la même frénésie dévastatrice. Cane met en pièces les corps, les visages, taille, débite les couleurs en giclées cinglantes. Mais sa violence jouissive fait la part belle à l’humour. Ses figures explosées, en proie à une danse de Saint-Guy picturale, dégagent une drôlerie grinçante. Exemples : ces « Accoucheuses » qui jouent… au docteur ou encore ces « Ménines »… au ventilateur… On peut trouver ça de mauvais goût, juger déplacée cette façon de mélanger les « torchons et les serviettes, … de Kooning avec Reiser » (Ann Hindry Royer). On aura compris que Cane s’en fiche. D’ailleurs, il vole déjà vers une autre peinture. Le voilà qui se cite lui-même, rejoue ses « Toiles Découpées », et même ses « Tampons » du début. Sauf qu’il précise : « Louis Cane, Artiste Peintre Français »… Il tient à l’épithète. Et le prouve. Finie la violence, il se fait léger, primesautier, serein, spirituel. Ses « Tableaux-Assemblages » (1989-1990) réunissent des panneaux où l’on voit des pots de fleurs, des surfaces tamponnées, des motifs abstraits. Il remet de l’ordre, propose une espèce de catalogue de la peinture et de sa pratique. Les fleurs encore, avec les « Nymphéas » (à partir de 1991), repris de Monet, qui deviennent l’un des thèmes récurrents de son œuvre. La couleur se distribue par touches subtiles, transparentes. Cane fait varier les supports : toiles, grillages, tissus, soies. Il peint l’envers du châssis. S’amuse avec des peintures vraiment modernes (sur verre) , combine « Nymphéas » et « Toiles tamponées ». Revient au pot de fleur en évoquant Manet. Repeint des Nativités, puis peint sur des chasubles. Utilise des plumes qu’il fixe sur plaque ou sur des châssis. S’amuse même à peindre des femmes comme avant : couleurs bien délimitées par les contours du motif naturaliste. La palette est si claire, le trait si pur que ces peintures semblent parodiques. Il s’emploie aussi à peindre l’air, en utilisant de la résine colorée appliquée sur un grillage. Le trait du pinceau disparaît, dit-il, si bien que la couleur se fait « goût », « saveur »… Il crée des meubles, sculpte aussi. Des Ménines, des femmes chevauchant des bombes fly-tox, des sorciers, des Christs, des balançoires, d’étranges machines qui font songer aux machines volantes de Vinci, telle cet « Ange Gabriel apporte les couleurs au groupe Supports-Surfaces mais surtout à Louis Cane » (1989/1990). Facétie. Malice. Et cela le comble. Il y a de l’épicurien chez ce peintre, sûr de son fait et de son métier. « Je me suis inventé un vocabulaire, dit-il, dans lequel je puise, selon l’instant. » Et, on l’aura compris, selon son bon plaisir.
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