Jean-Baptiste Ganne
La subversion des images
Pour Jean-Baptiste Ganne, le monde capitaliste dans lequel nous vivons, c’est le triomphe absolu des images. Elles sont partout. Douces ou banales, parfois terribles, mais qu’importe, elles nous trompent, nous aveuglent, pour nous inciter à jouer le rôle qui nous est assigné par des rapports de production dont la logique est implacable : travailler et consommer, travailler pour consommer et réciproquement. On aura reconnu les analyses de Guy Debord. L’auteur de La Société du Spectacle (1967) est la référence essentielle de Jean-Baptiste Ganne. On se souvient de la première phrase du livre de Debord : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles ». Ce constat fonde la praxis artistique de Jean-Baptiste. Pour lui, l’artiste est avant tout action, il ne produit pas des « objets » qui font images, il agit dans son époque, en refusant, deuxième principe essentiel, le « travail », mot à bannir du langage artistique comme du langage de la production dans son ensemble. Jean-Baptiste revendique ce mot d’ordre figurant sur l’un de ces volantini que les partisans italiens lançaient au gré du vent, lors de la guerre de 40-45 : « Disoccupati ! » avec un accent tonique sur le o, ce qui se traduit par : « Désoccupe-toi ! » Ralentis le travail, fais le mal ou mieux, ne fais rien. « Il me semble, dit Jean-Baptiste, que l’activité artistique mène nécessairement à une remise en question de la notion de « travail » ou, tout au moins, inclut cette interrogation. C’est ce que je cherche probablement juste à me désoccuper. »
La cible, ce sont les images qui nous environnent.
Jean-Baptiste s’emploie à les détourner, à leur faire produire d’autres significations qui démontent le travestissement de la représentation. Pour cela, tous les moyens sont bons : la photo, la vidéo comme la peinture, le dessin, l’installation et la performance. Né à Gardanne en 1972, Jean-Baptise s’est « (dé)formé », comme il dit, à l’École Nationale de la Photographie d’Arles, puis à la Villa Arson à Nice. En résidence à la Rijksakademie d’Amsterdam (2003/2004), puis pensionnaire à la Villa Médicis de Rome (2006/2007), il a rejoint ensuite le groupe La Station au cœur des Anciens Abattoirs de Nice, où se trouve son atelier. « Je ne me considère pas, dit-il, comme un artiste photographe, ni comme un plasticien utilisant la photographie, mais comme un artiste qui utilise tous les outils qui lui sont offerts. »
Le Capital illustré
Premier acte d’envergure : en 1998, Jean-Baptiste entreprend d’illustrer Le Capital. Il met en rapport des photos banales de notre quotidien avec des passages du célèbre ouvrage de Karl Marx. Du coup, la perception qu’on a de ces photos est modifiée : elles échappent à leur statut ordinaire pour rendre compte de la réalité contemporaine du capitalisme et de l’actualité des thèses de Marx.
Jean-Baptiste détourne aussi des graffitis qu’il trouve dans la réalité. Exemple, cette œuvre présentée durant l’été 2011, dans le cadre de l’exposition « La couleur en avant » au MAMAC de Nice. Le texte « Détenus de l’intérieur » a été prélevé sur les murs de Poitiers. Il est inscrit en blanc sur un fond sursaturé de rouge. Dans le contexte de l’exposition, il prend des résonances
nouvelles. Et si les détenus, c’était nous les visiteurs du musée ? Et si en sortant, on voyait rouge ?
Le but, c’est de provoquer « un déclic », une prise de conscience : « faire comprendre non pas tant le sens, mais surtout les enjeux de l’image dans la société du spectacle » (Leszek Brogowski, Jean Baptiste Ganne, in Sans Niveau ni Mètre, Rennes, novembre 2007).
Les installations et les performances de Jean-Baptiste obéissent à la même stratégie. En 2007, il reçoit une subvention pour réaliser une œuvre. Il la convertit en pièces de 10 centimes italiens qu’il déverse sur le sol de la citerne romaine de la Villa Médicis à Rome. Il y voit un double effet. Pile pour l’effet « Placebo » : il égratigne le signe valeur qui est jeté à terre, mais sans faire trop de mal au corps social, qui s’en remettra. Face pour l’effet « Et fait place au beau » : la pièce en question porte sur l’un de ses côtés la Vénus de Botticelli, qui, de la sorte, peut scintiller à 100 000 exemplaires sous les écoulements d’eau de la citerne romaine, « comme cent mille vœux informulables ».
En 2009, Jean-Baptiste installe un dispositif lumineux sur les toits du Grand Palais à Paris. Celui-ci émet des signaux alternativement courts et longs. On aura compris que c’est du morse. Et le texte qui défile n’est autre que le Don Quichotte lu en espagnol. « L’architecture, dit Jean-Baptiste, devient outil du langage et non plus réceptacle de ce qui se montre… Sous cette
coupole, la lumière rougit la verrière comme un battement irrégulier pour toutes les Dulcinées qui courent la ville, en égrenant le récit incompris d’aventures rêvées. »
Avec Ball Drawing, une performance récente (2010), Jean-Baptiste se transforme en footballeur solitaire. Enfermé dans un espace vide, il shoote contre des murs blancs. Il est seul, juste filmé par une ou plusieurs caméras. Sa tenue noire rappelle celle des membres des Ultras de l’AS Roma, une association de supporters proche de la gauche italienne, mais aussi celle du
groupe anarchiste « Black Bloc ». Le match est âpre. L’artiste va-t-il réussir à faire sauter les murs qui l’entourent ? Sa révolte sera-t-elle communicative ? Pour l’heure, il se bat rageur et son ballon imprime les traces de ce combat sur le blanc des murs.
Est-ce à dire que la Révolution est au bout de l’art ? Que l’artiste peut faire quelque chose contre la crise ? « Je ne fais rien pour nous sortir de cette crise, dit Jean-Baptiste (entretien avec Alessandra Sandrolini, in Particules n°24, mai 2009), mais hier j’ai fait un risotto aux tripes… Lorsque j’ai dû ouvrir mon atelier à la Rijksakademie d’Amsterdam (c’était inclus dans le contrat), je me suis enfermé et j’ai cuisiné de la daube provençale. Sur la porte j’avais indiqué « On strike (Cooking) », c’était une manière de figurer un genre de grève… Une manière de ne pas produire, mais de faire produire. La daube se cuit toute seule, elle n’a besoin que de temps. Et c’est l’odeur, celle qui engendre l’appétence et qui provoque le souvenir, qui était à l’œuvre… Le plat gagne en saveur et en finesse au fur et à mesure des cuissons et des re-cuissons. Le « Far Niente » n’est pas le « Ne travaillez jamais » des situationnistes, mais plutôt un « Laissons les choses se faire… ».
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