Alexandre Capan
l’énigme du réel
Alexandre Capan est encore au Lycée lorsqu’il commence à peindre. Il poursuit par la suite des études d’histoire, mais n’abandonne pas la peinture pour autant. En 1995, il organise sa première exposition alors qu’il a tout juste vingt ans. Peu à peu, l’art et la peinture occupent toute sa vie. « Au début, raconte-t-il, j’étais attiré par les grands classiques, surtout Dalí et Giacometti. Mes études d’histoire m’ont amené à m’intéresser aussi à la Renaissance et plus largement à la peinture des XVIe et XVIIe siècles ». Il aborde ainsi la peinture d’une manière traditionnelle, avec des pinceaux et sur toile. Cette approche figurative ne le satisfait pas tout à fait. Au fil du temps, il cherche à évoluer, à explorer de nouvelles pistes. La littérature et la science-fiction avec Philip K. Dick et William Burroughs, le cinéma de David Lynch modifient peu à peu sa vision du monde. Il se rend compte que la façon dont on perçoit le réel ou ce qui nous est donné pour tel dépend très exactement de la manière dont on le regarde. La même chose vue par des spectateurs différents n’est pas ressentie de la même façon par chacun d’eux. Ce que l’on voit dépend aussi de multiples facteurs : de notre degré de concentration, de notre état d’esprit au moment de l’observation, sans oublier le jeu de l’inconscient qui peut orienter le regard dans un sens plutôt que dans un autre sans même que l’on en ait vraiment conscience. Bref, le réel n’est pas une donnée objective qui s’impose à tous avec les mêmes nuances et surtout, le même sens.
Capan pose ainsi cette conclusion qui va orienter tout son travail artistique : « J’ai pris conscience qu’il peut y avoir des éléments à l’intérieur de ce que l’on nomme la réalité qui ouvrent de nouvelles pistes, qu’elle pourrait être en fait autre chose et qu’il y a une infinité de façons de voir ce qui nous entoure ». Autre constat : une image peut en impliquer une autre. Capan imagine alors de faire « une série de peintures qui ne s’arrête jamais et fonctionne aussi bien par association d’idées que par pur hasard ». Partant de photos, qui se donnent pour l’image la plus objective du réel, il les reproduit sur toile ou sur papier. Il commence par réaliser une série de dessins de gestes à partir de photos prises lors de divers montages d’expositions auxquels il a participé. « Petit à petit, dit-il, j’ai eu l’idée d’utiliser des images issues de mon travail de régisseur. Un geste a orienté mes recherches vers un autre, une autre ouverture vers une autre image et ainsi de suite de sorte que peu à peu tout s’est mis à fonctionner ensemble ». Le travail évolue ainsi, d’idée en idée, une chose renvoyant à une autre selon un cheminement qui n’a pas une logique rationnelle ou narrative précise, mais qui se développe un peu au hasard, selon un principe qui pourrait faire penser aux associations d’idées pratiquées par les psychanalystes.
Eloge de la lenteur
Capan emploie diverses techniques, mais, dit-il, « je suis avant tout un peintre qui utilise de la peinture sur des toiles. Si je fais appel à d’autres techniques, essentiellement la photo, le dessin et la vidéo, toutes me ramènent immanquablement à la peinture ». Un premier travail consiste à reproduire des photos sur toile à la peinture acrylique. Il utilise un pinceau à un poil qui lui permet d’accumuler de minuscules points noirs pour donner forme à l’image. A l’arrivée, on n’a pas l’impression qu’il s’agit d’une peinture, mais d’un tirage photographique avec du grain. Ce n’est qu’en s’approchant et en regardant avec soin qu’on peut discerner qu’il s’agit d’une peinture. L’équivoque est entretenue par l’emploi exclusif du noir et blanc, qui renforce le côté énigmatique des images. Quant aux formes, elles peuvent évoluer du figuratif à l’abstrait. Capan s’amuse d’ailleurs à égarer le regard du spectateur en zoomant sur des parties de l’image/modèle dont il reproduit un détail qui, sans la vue d’ensemble, n’est pas identifiable avec précision ou peut donner lieu à interprétation, et donc, à des sens différents : des feuilles avec leurs nervures peuvent se mettre à ressembler à des minéraux ou à un drapé qui à leur tour peuvent évoquer un végétal.
Viennent ensuite les dessins. Ils sont exécutés au feutre selon la même technique pointilliste. L’image prend alors une texture duveteuse. Elle a l’air de flotter dans un rêve ou d’évoquer un mirage.
Ce travail minutieux suppose une grande concentration et un geste d’une extrême précision. On imagine que Capan affectionne la lenteur, même s’il fait remarquer qu’il a acquis une virtuosité telle qu’il peut aligner les points à une vitesse assez grande. Le grain de ses toiles ou la texture flottante de ses dessins font songer à des images au ralenti comme on peut en voir au cinéma. Le cours du temps n’est pas aboli, arrêté, mais semble changer de rythme. La réalité devient indécise. Elle est prise aux pièges de l’incertitude et donc, de la polysémie.
Capan propose aussi des photos réalisées à partir de négatifs papier tirées en argentique. En noir et blanc, de petit format, elles représentent des sous-bois. Le jeu des ombres et des lumières dissout parfois les formes qu’on discerne mal. Il en résulte un climat d’étrangeté. Une aura fantomatique plane sur ces paysages qui semblent surgis d’un rêve ou d’une légende « gothique ». Le grain des tirages fait écho à la technique pointilliste utilisée pour les toiles et les dessins.
Une autre série de photos en couleurs, cette fois, travaille le flou. On y distingue des nébulosités, des formes cotonneuses non identifiables avec certitude. Ces photos sont conservées telles quelles ou reproduites sur toile à la peinture à l’huile. On pense à des ciels, des nuages, mais rien de précis, ça pourrait être tout aussi bien des voiles ou de la brume.
Pour sa vidéo « Moires » (2012), Capan a filmé pendant vingt minutes un mur sur lequel sont projetées des ombres de feuillages bruissant dans le vent. Cela ondule, remue. Parfois, on peut distinguer les feuillages, mais à d’autres moments, cela se dérobe, devient hypnotique. Jouant sur la perception que l’on peut avoir du temps qui passe, Capan restitue une certaine réalité qui, insensiblement, fait glisser le spectateur vers l’inconnu, au plus obscur de lui-même, vers des profondeurs ou des régions secrètes que la conscience rationnelle lui dérobe.
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