Jean Dupuy
le bonheur de créer
Jean Dupuy déteste la lourdeur, l’esprit de secte et l’autoritarisme. Si on lui parle travail, labeur, calcul, il répond vitesse, légèreté, hasard. Il croit à l’imprévu, au fortuit, à la divine surprise. Sans doute a-t-il, tout au long de sa longue vie (il est né le 22 novembre 1925), privilégié le principe de plaisir. Moyennant quoi, à 88 ans passés, il peut afficher une allure impeccable, un regard plein de malice et une envie de créer intacte.
Un hymne à la vie, pourrait-on dire. A la vie d’artiste. Mais d’un artiste dont l’art tout entier est tendue vers la vie. En cela il rejoint ses amis de Fluxus, et notamment George Maciunas, dont il fut très proche. Même s’il n’a jamais intégré le groupe, multipliant les activités au point de croiser tous les grands courants de l’art du XXème siècle : de Raymond Roussel à John Cage, via Marcel Duchamp, l’action-painting, le happening et les lettristes.
Tout commence par la peinture. Après des études d’architecture vite abandonnées aux Beaux Arts de Paris, il décide de peindre. De manière figurative, d’abord. Mais très vite, dans le sillage de Georges Mathieu et de Jean Degottex, qui devient son ami, il s’oriente vers l’abstraction lyrique. Priorité au geste. A la vitesse. A la spontanéité. Sur des feuilles de papier ou des toiles, il projette « des giclées de traits et de tâches » qu’il laisse telles quelles. Pas de retouches, de reprises, de repentirs. Les formes sont simples, d’une grande pureté plastique, et les couleurs basiques : du bleu, du noir, du jaune, du rouge. Au début, c’est la révélation : « une ouverture, une sensation de fraîcheur.. : la vitesse dans l’exécution de la peinture » (propos recueillis par Eric Mangion). Et puis il se lasse et décide d’arrêter. Avant, il réalise des reproductions en grand format de certaines de ses peintures gestuelles par des moyens mécaniques. La négation du geste, en somme. Puis il jette une grande partie de sa production picturale dans la Seine et part pour New York. On est en 1967. Plus tard, il commentera cet épisode par ces mots : « Plouf ! Ouf ! » Du Dupuy, pur jus.
A New York, la chance lui sourit. Ou le hasard, comme on voudra. Il remarque des brins de poussière dans le faisceau de lumière d’un projecteur de cinéma. C’est ainsi qu’il a l’idée d’une machine baptisée « Cone Pyramid » (Heart Beats Dust, le cœur bat la poussière). Grâce à un ingénieux dispositif, de la poussière est mise en mouvement par les battements de cœur d’un spectateur. On la voit flotter dans un faisceau de lumière projetée par une lampe disposée au sommet d’une vitrine en bois et en verre. C’est le succès : « Cone Pyramid » gagne le concours organisé par EAT (Experiments in Art and Technology), un organisme destiné à encourager les contacts entre artistes et ingénieurs.
La méthode Dudu
Dupuy peut alors s’investir dans la réalisation de machines. En 1971, FEWAFUEL permet de visualiser dans un moteur Diesel en marche, les 4 éléments naturels : Fire (feu), Earth (terre), Water (eau), Air. Mais, du coup, l’oeuvre met en évidence les effets polluants du diesel. Quand le sponsor (Cummings Engine Company) s’en aperçoit, il fait retirer la machine de l’expo et la donne à Dupuy. Elle appartient aujourd’hui au FRAC Bourgogne. Plus tard, en 1972, Dupuy réalise « Ear », un dispositif qui permet d’observer l’intérieur de sa propre oreille. D’autres machines suivront qui approfondissent les rapports de l’individu à son corps.
Dans les années 70, Jean Dupuy s’oriente vers la performance. A New York et à Paris, il invite des groupes d’artistes à réaliser chacun une intervention devant un public. Ces performances collectives connaissent un grand succès. Au passage, Dupuy invente le Lazy Art (Art paresseux). Ses machines sont en effet activées par d’autres. Et ses performances réalisées par des invités ! Dans cet esprit, il signera une page prélevée dans le bottin avec son nom, adresse et numéro de téléphone découpés dans ce même bottin et collé au bas de la page.
En 1984, nouveau virage. Avec sa compagne Olga Adorno et son fils Augustin, Dupuy s’installe à Pierrefeu, dans l’arrière-pays niçois. Son œuvre prend une nouvelle orientation. Il se met à réaliser des anagrammes. Il en a découvert les joies au début des années 80. Partant d’une inscription vue sur un crayon : American Venus Unique Red, il crée la phrase : Univers ardu en mécanique. Depuis, il a publié de nombreux recueils d’anagrammes dont « Ypudu, anagrammiste » en 1987 et « Léon » en 1989. L’une de ses anagrammes emblématiques, c’est Trou/Verge, Rouge/Vert. De façon simplissime et un rien provocatrice, celle-ci donne le tempo d’un exercice jubilatoire, qui comble son amour de la fantaisie, son goût du hasard et de l’heureuse surprise. Au fil du temps, ses combinaisons deviennent de plus en plus complexes. Il y ajoute des couleurs symbolisées par des mots, mais aussi les notes de musique, qui, en anglais, sont figurées par des lettres (C, D, E, G, A, B). Ces anagrammes colorées peuvent être reproduites sur toiles. Parallèlement, il crée des objets, notamment à partir des galets qu’il trouve sur la plage de Nice. Il compose ainsi de savoureux assemblages où l’on s’aperçoit que l’apparence est trompeuse : une phrase ou un objet peuvent en cacher d’autres.
En 2013, Dupuy fait paraître un nouveau recueil d’anagrammes (édité par H. Loevenbruck et A. Schiller) Le titre : Where (Où) contient le mot Here (Ici). Ces mots découpés dans des plaques d’acier ont été exposés sous forme de sculptures monumentales, dans le Jardin des Tuileries à Paris, lors de la FIAC 2013. Une première version de « Where » a été commandée en 2010 par le Ministère de la Culture de Georgie et se trouve installée sur les bords de la Mer Noire, à Batoumi. Les lettres composant les deux mots comprennent des éléments fléchés qui semblent indiquer de multiples directions. Elles renvoient en fait au Sagittaire. Jean Dupuy est né le premier jour de ce signe : le 22/11… Si on y ajoute le chiffre suivant : 00, qui évoque le 8 couché symbole de l’infini, on peut en déduire que Jean Dupuy… tend vers l’infini. Encore un de ces jeux de signes dont il est friand. Et qui témoigne d’une puissance créatrice intacte : depuis la sortie de son livre « Where », il a confectionné, dit-il, 172 nouvelles anagrammes. De quoi réaliser un nouveau recueil !
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