Thierry Lagalla
L’art selon lou ràvi
Thierry Lagalla est né à Cannes le 23 janvier 1966. L’astrologie le range sous le signe du Verseau, premier décan. Traduction : il subit l’influence d’Uranus, de Saturne et de Vénus. Cette superbe conjonction détermine, selon les spécialistes, « un être qui détient une forte personnalité et une nature originale accentuées d’exceptionnelles connaissances et aptitudes inventives ». Difficile de rêver mieux pour quelqu’un qui très tôt se destine au métier d’artiste. Pour la suite, voyons ce que dit son curriculum vitae : « Diplômé de l’école de la Brossalhas en 1983, il est transféré d’urgence à Nice où il obtient brillamment en 1991, son diplôme d’artiste néo folklorique préparé à l’ESRP (Escola de Sant Roch dau Pantai). » À l’évidence, ces références sont improbables, plus fantaisistes que réelles. De fait, Thierry Lagalla n’a pas fait des études d’art classiques. C’est un autodidacte. Et ça lui va très bien : il déteste tout ce qui est formaté. Aux écoles, il préfère l’apprentissage sur le tas. Le subjectivisme ne l’effraie pas. Il est lagallien tendance Lagalla. Sa doctrine, c’est le réel. Et le réel, pour lui, c’est Cannes, puis Nice ou plutôt Nissa, ce pays occitan où il est a grandi, où il vit et travaille. Place donc au niçois, au nissart, dont il a fait sa langue artistique. Mais le niçois, c’est aussi une culture proche de la vie de tous les jours, des choses simples, des mots expressifs et directs. Rien de tel pour démystifier une société où la consommation et le spectacle sont rois. Contre l’esprit de sérieux et la prétention, Lagalla dégaine une arme absolue : l’humour. Il se proclame pintre et pailhassou, peintre et pantin (le pailhassou, c’est le polichinelle du Carnaval de Nice).
Mais attention, l’idiotie n’est pas la bêtise. Elle cache au contraire une forme supérieure de sagesse Mieux que le plus poseur des discours, elle révèle la vérité. En prime, elle procure du plaisir. Car le rire est non seulement instructif, mais il détend. Écoutons Boris Vian (Le goûter des généraux) : « Dire des idioties, de nos jours où tout le monde réfléchit profondément, c’est le seul moyen de prouver qu’on a une pensée libre et indépendante. »
Tantiflas & lume
À ce jeu, tous les gags sont permis. Tel ces bateleurs virtuoses qui touchent à tout : mime, musique, poésie, acrobatie, jonglerie, Lagalla est un artiste multiple.
Il passe de la vidéo à l’installation, de la performance à la peinture, de l’écrit au dessin, avec un égal bonheur.
Puisant dans la tradition du cinéma muet, il s’est composé un personnage de clown quasi mutique à la Buster Keaton, héros de saynettes burlesques qui font appel aux ressorts classiques du rire : la chute, le calembour, le jeu de mot, le canular, l’acte manqué. L’un de ses exercices favoris est l’autoportrait. Il se représente, par exemple, en cow-boy façon John Wayne,
assorti de cette exhortation : « Le plus à l’ouest possible ». Dans son Autoportret en artiste, il se proclame « Ni pute, ni soumis », mais en écho, il précise : « Non, je plaisante ». En 1992, il célèbre le gobi. Bien connu des Niçois, ce petit poisson pas très malin mord si facilement à l’appât du pêcheur qu’on l’a surnommé le « poisson-couillon ». En 1993, Lagalla ressuscite lou Ràvi. C’est le naïf de la crèche occitane. Il lève les bras au ciel en ouvrant deux yeux ronds, où se lit une expression béate. Lagalla en fait l’une de ses stars. Il le représente, par exemple, au lit sous une couverture rayée et intitule son tableau : Lou Ràvi au lit. Au passage, il adresse un clin d’œil narquois à l’art abstrait : la couverture rayée. Car Lagalla ne manque jamais d’évoquer à sa manière, corrosive et jubilatoire, les grands courants de l’art moderne et contemporain. Au détour de ses vidéos, de ses peintures et dessins, on décèle des allusions malines à Matisse, Cézanne, Van Gogh, Mondrian, etc. sans oublier les artistes d’ici, ses collègues niçois.
De la même manière, Lagalla s’en prend à la philosophie. La tantifla, la pomme de terre en niçois, est ainsi chargée de nous éclairer sur quelques grands courants de la pensée universelle. Nourriture de base du pauvre, elle est un symbole populaire, mais elle évoque aussi l’underground : elle pousse sous terre. Dans une installation, Lagalla l’associe à la lume, la lumière en niçois, symbole de vérité et de transparence.
Placée sur un socle, une patate loge une lampe électrique qui éclaire une boule faite au moyen de bonbons Carambar®. Cette boule est suspendue devant un mur sur lequel sont collés des bouts de papier qui font songer aux devinettes qu’on trouve sous les emballages de ces bonbons. On peut y lire des aphorismes détournés de façon cocasse. Exemple : PAN PAN, c’est l’ouverture de la chasse, un lapin dit à l’autre : « Personne ne sait rien sur la mort ». C’est une citation de Platon. Qui fait penser au : « De la mort, on ne sait rien ! » de Nietzsche. Nos lapins, on le voit, ont des lettres ! Et de l’esprit !
Dérision, auto-dérision, plasticage de la représentation, piratage des idées toutes faites, ridiculisation de la vanité et des suffisances ordinaires. Et du coup : fête de l’intelligence, mais aussi de la sensualité. Lagalla convoque allègrement Eros pour déjouer les pièges de Thanatos. Il proclame haut et fort : « Figuration vieille pute, abstraction grosse salope, le retour de l’érotisme dans l’Art ! » Non content de faire œuvre d’artiste, Lagalla n’hésite pas à se faire critique de lui-même, pastichant et moquant sans complexe le jargon de l’art. Cette mission est confiée à deux hétéronymes qu’il a inventés pour les besoins de la cause : S.Batibeuil (en niçois, le fanfaron) et Jean Arieri (en niçois, le simplet). Laissons à ce dernier le soin de conclure en résumant la pratique du « Maître » : « Si l’art est la mise en écho de la vérité (M.Heidegger), alors Lagalla est un artiste. Il nous propose ses vidéos, petits films démystificateurs, pour mettre à bas nos glorioles, nos vanités, nos centrismes, et autres pathologies de la vie quotidienne. Regarder les images du niçois, c’est se retrouver en présence d’un gobi, d’un pigeon, d’une aubergine, d’une pomme de terre et d’un Lagalla qui pratique la vidéo comme un sport de combat. »
Donc : « E viva lou ràvi ! » Qu’on se le dise !
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